Avant de pousser la porte de la librairie, je prends un instant pour passer une main gantée dans mes cheveux, tentant de les discipliner en arrière, par habitude, mais ils retombent malgré tout. Je fronce les sourcils, davantage contrarié de me trouver ici dans cette tenue surtout quand je sais ce qui m'attend derrière la porte. Je lâche un profond soupire en vérifiant une dernière fois que l'oreillette fournie par Alexander n'a pas quitté sa place, puis après un dernier regard dédaigneux pour mon reflet -trop coloré à mon goût- je pousse la porte pour entrer. J'ai le sentiment d'être un corbeau déplumé de sa noirceur tâchant de faire bonne impression avec un plumage qui ne lui appartient pas...

J'ouvre ma veste grise, dévoilant une chemise dont la couleur céruléenne n'est pas sans rappeler celle de mes iris. Bien évidemment, ces vêtements sont de qualité, je ne peux pas me résoudre à porter n'importe quoi... Mais malgré tout, il me semble être soudainement privé de mes précieux attributs... Et le pire reste à venir : un groupe de paroles littéraire... Je grimace d'avance à l'idée de devoir échanger avec ce cercle de prétendus lecteurs du dimanche. J'esquisse une grimace écoeurée en avisant l'ouvrage désigné par Alexander comme étant le préféré de celui avec lequel je vais devoir feindre une conversation. Voilà d'ailleurs ce dernier qui m'interroge, me demandant si j'ai repéré notre cible. Je siffle une réponse affirmative, tandis qu'un brin consterné, je récupère le livre entre mes doigts gantés, sans lâcher, de mon autre main, ma canne.

Roméo & Juliette... Comment peut-on aimer à ce point cette pièce d'un auteur aussi surfait ?

▬ Quand il t’aura abordé, enclenche le signal et l’ordi fera le reste. T’auras juste à faire causette assez longtemps pour que j'aie accès aux données. grésille la voix de mon acolyte, au creux de mon oreille tandis que je glisse un coup d'oeil sévère autour de moi pour repérer celui que nous cherchons.

Je ne tarde pas à le repérer : c'est bien le visage qu'Alexander m'a montré. Et, du coin de l'oeil, voilà que je me surprends à chercher quelle similitude physique cet homme pourrait bien partager avec sa présumée jumelle. Il se fait de plus en plus proche alors que je fais mine de tourner les pages d'une oeuvre que j'exècre. Et puis, faisant mine d'être gêné par ma canne pour tourner les pages, je laisse cette dernière m'échapper des doigts et s'échouer par-terre, juste à côté de moi. Jouons la carte du pauvre infirme, je suppose que, travaillant dans le domaine hospitalier, M. Valentine sera de ces bons samaritains qui ne laissent pas un pauvre en difficulté, n'est-ce-pas ?

Mon regard sévère s'abat sur lui, le jaugeant et le dévisageant alors que son regard est attiré par ma canne, gisant par-terre. J'active le signal comme indiqué par Alexander profitant de la proximité de M. Valentine...

▬ Puis-je abuser de votre gentillesse ? dis-je simplement, en indiquant ma canne échouée au sol, de mon regard perçant.

▬ Oh oui bien sûr attendez. De mon regard perçant et glacial, je l'observe s'abaisser pour cueillir ma canne afin de me la tendre. Tenez.

Bien sûr, qu'il le fera, puisque je fais volontairement appel à son empathie que j'imagine amplement aiguisée pour travailler dans le domaine médical. Bien entendu, qu'il m'aidera, puisque je le lui demande et comment décliner cette requête venant d'un infirme sans passer pour le méchant de l'histoire ? Les apparences sont importantes. Peut-être M. Valentine ne sert-il ici que ses propres intérêts. J'ouvre la paume de ma main gantée pour récupérer ma canne et lui adresse un bref signe du menton en guise de remerciement, sans quitter son visage du regard, y cherchant l'agaçante fougue du renard. Ce que je trouve, finalement, c'est un regard fasciné et curieux qui me dévisage en retour.

Dans mon oreille, j'entends la voix nasillarde d'Alexander mais pourtant, je ne laisse rien paraître sur les traits de mon visage naturellement sévère. Un silence s'est installé entre M. Valentine et moi-même, me permettant d'entendre parfaitement mon associé me signifier le début de son piratage de données. Bien. J'imagine que je vais devoir alimenter une conversation.

Il s'avère finalement que je n'aurais pas la tâche délicate d'entamer cette discussion puisque, avisant le livre que je tiens dans mon autre main, le voilà qui irradie d'un sourire bien trop naïf, se lançant alors dans un long monologue. Je ne peux m'empêcher de relever cette fâcheuse propension familiale, sans doute, à avoir la langue trop pendue... Au moins, le frère n'est pas intentionnellement vexant.

▬ Roméo et Juliette ? Moi qui pensais être le seul à aimer me perdre dans ces pages.

Malheureusement, non, vous êtes trop nombreux à mon humble avis. Il m'est bien difficile de résister à l'envie de lever les yeux au ciel et de garder mon exaspération pour moi.

▬ Tout le monde le voit comme un roman à l’eau de rose à cause de cette histoire d’amour impossible entre les deux héros. Les gens ne retiennent que ça. Cet amour naissant entre deux personnes que tout oppose, deux mondes, impossibles à lier. Pourtant, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. C’est…plus profond que ça en fait. La mort y est omniprésente et la seule issue possible à cette guerre entre les deux familles. Même s'ils sont étroitement liés, l’Amour ne peut rien contre la Haine. Car, seule la Mort attend deux êtres qui s’aiment et que tout oppose.

Au moins, il est assez lucide pour ne pas avoir le mauvais goût d'être fleur bleue. Mon silence doit être éloquent. Ou bien mon impassibilité. Alors qu'il s'excuse de s'être emballé, dans l'oreillette, Alexander se permet un nouveau commentaire.

▬ Pardonnez cette digression. J’ai toujours adoré cet ouvrage. Il soulève des problématiques très intéressantes.

▬ J'entends bien, dis-je simplement, sans forcément chercher à le relancer sur le sujet. Loin de moi l'idée de vous décevoir, mais je ne suis pas un fervent lecteur de Shakespeare. Je lui préfère William Blake ou Edgar Allan Poe.

Il tend sa main en se présentant sous le prénom de Julian et mon regard perçant s'abat sur cette dernière avant de revenir à ses yeux. Ce genre de contact trop familier m'indispose, sans compter que, même si je n'ai aucune envie de feindre ce geste, le fait que mes mains soient toutes les deux occupées m'empêche de le faire. J'avise brièvement mes mains gantées et me contente d'un bref signe du menton avant de répondre :

▬ Lawford.

Une nouvelle fois, la voix nasillarde d'Alexander me parvient aux oreilles, mais je reste parfaitement impassible. Peut-être a-t-il raison, puisque sans me quitter de son regard emprunt de curiosité, M. Valentine m'interroge.

▬ Excusez-moi. Est-ce qu’on ne se serait pas déjà vus quelques part ?

▬ Cela m'étonnerait fort : je n'oublie jamais un visage, Julian. dis-je, sans le quitter des yeux, mettant l'emphase sur son prénom, de la même manière que je le faisais lorsque je m'adressais à Zoey. Peut-être ce sentira-t-il séduit par cette intonation. Je ne sais pas vraiment faire autrement, à vrai dire. Avisant le livre que je tiens à la main, je me tourne de nouveau vers lui : Shakespeare est à mon sens un écrivain qui a jouit d'une trop haute popularité, notamment au travers de cette pièce trop souvent mal interprétée. Je lui tends le livre. Votre lecture est bien plus pertinente.

▬ Le Corbeau. Ma sœur en est amoureuse.

Mes sourcils se froncent, imperceptiblement tandis que mon regard perçant s'abat une nouvelle fois sur lui, sans que je ne puisse dissimuler cette lueur interrogative qui en irradie. Etonnante formulation et piètre choix de mots. S'il savait ô combien sa déclaration est suintante d'ironie... Comment pourrait-il se douter que je partage ce sobriquet avec l'œuvre la plus connue de Poe ? Le Raven a d'ailleurs été baptisé d'après ce dernier. Puis au-delà du lieu, on a fini par me prêter le même nom. Loin de m'en offusquer, je m'en suis drapé et l'ai embrassé.

Une ironie cinglante, M. Valentine, je vous l'assure, car il me semble que votre sœur nourrit des sentiments bien différents à mon égard... Je relève cependant qu'elle a, au mieux, un minimum de goût pour ce que j'estime être la bonne littérature.

▬ La passion littéraire est donc un trait familial. Je ne peux que valider son goût pour ce poème d'Edgar Allan Poe. dis-je sans véritable inflexion dans la voix, de mon accent purement britannique qui ne saurait trahir mes origines slaves. Pour ma part, j'en apprécie la musicalité ainsi que le caractère absolu de l'unique réplique du Corbeau. C'est... intéressant, oui, de voir comme le narrateur est le seul acteur de sa mélancolie et qu'il choisit de lui-même d'entretenir sa propre douleur en posant systématiquement les mauvaises questions alors qu'il en connait déjà la réponse.

Loin de moi l'idée de m'étendre trop longuement sur ce sujet, mais ne suis-je justement pas censé faire durer cet échange ? M. Valentine se présente et me tend une main que je ne serre pas. L'excuse de mes mains prises est toute trouvée. Je lui offre un nom. Pas le prénom qu'il attendrait, mais un nom pourtant qui est mien. Je pourrais mentir, lui donner un prénom qui ne le liera jamais à moi et pourtant, je choisis de prendre le patronyme sous lequel j'ai vu le jour. L'orgueil, sans doute, de me trouver là, en face de lui, sans que lui ni sa sœur puissent se douter de la proximité de mon ombre. Le plaisir, sans doute, qu'il rapporte cette rencontre et mon prénom sans que pourtant il ne suscite chez sa sœur la moindre méfiance... Le plaisir peut-être pervers de jouer avec la renarde et qu'elle découvre à quel point j'étais finalement si proche...

Je tends le roman de Shakespeare que je tenais à la main à mon interlocuteur, avançant quelques commentaires sur l'auteur sans me montrer cinglant. Je glisse même ce qui me parait être un compliment à M. Valentine.

▬ Peut-être bien. Comment l’en blâmer ? Il écrit sur un thème que bien des crédules rêvent de lire, sans en chercher le sens profond entre les lignes. Je pense au contraire, que sa popularité, pourrait être bien plus grande si on ne contentait pas de ce qui se présente en surface. Mais merci. Lawford.

▬ Les apparences sont en effet bien souvent trompeuses. Je ne vous apprendrais pas qu'il ne faut pas juger un livre à sa couverture... Ceux qui sont dotés de ce sens aigu de perception les disposant de cette seconde et plus profonde lecture sont, à mon sens, véritablement cultivés.

▬ Toutefois, c’est un sujet sur lequel ma sœur vous aurait volontiers suivi, répond le frère supposé de notre renard et je ne peux retenir un pincement de lèvre accompagné d'un sourcil légèrement arqué.

Je ne sais que trop bien la propension au bavardage du renard, qu'importe le sujet, je suppose que l'enquiquineuse se fera le malin plaisir de jouter pour avoir le mot de la fin. Pourtant je ne fais pas étalage de cette pensée, me contentant, à moins du silence, d'un simple et plat :

▬ Quel dommage qu'elle n'ait pu se joindre à nous.

M'est avis que cette dernière n'apprécierait absolument pas cette soudaine proximité avec sa vie privée... Il est toujours plus grisant d'envahir le territoire d'un autre, mais personne n'apprécie être victime de l'intrusion.
La discussion tourne de nouveau autour de la littérature et alors que je m'épanche vaguement sur la qualité d'une double lecture, M. Valentine semble considérer la chose.

▬ En effet. Toutefois, je pense qu’une seconde lecture permet de mettre en lumière certains détails, certes plus insignifiants, mais dans une certaine mesure, intéressants à exploiter et…

Mes sourcils se froncent sensiblement tandis que l'homme sort son téléphone qui émet une sonnerie accompagnée de ce désagréable bourdonnement produit par la vibration. M. Valentine lève une main pour me signifier qu'il doit prendre cet appel alors que mes deux mains se joignent sur le pommeau de ma canne.

▬ Oh, veuillez m’excuser, je dois prendre cet appel, annonce-t-il avec un large sourire aux lèvres.

Comme si ma permission pouvait lui importer, j'acquiesce brièvement d'un mouvement de menton, me détournant légèrement pour lui laisser l'illusion de l'intimité alors qu'à ce moment même, Alexander m'avertit du pillage accompli du contenu de son téléphone.

▬ Les données sont copiées à cent pour cent. Tu peux lâcher Roméo. Je vais analyser le contenu en t’attendant. J’t’envoie mon adresse...

▬ Capture cet appel, je lui susurre, à l'abri des oreilles de ce Julian, faisant mine de laisser mon regard glisser sur les alentours, comme si à tout moment, elle allait passer la porte de cette librairie. Une intuition, probablement, celle qui tient toujours mes sens en éveil. Ou bien la paranoïa dont on me taxe. Je veux savoir qui l'appelle et ce qui se dit, je conclus finalement sans mettre les formes à ma requête.

Je me tourne finalement de nouveau vers l'homme, tendant l'oreille pour capturer ce que je peux de leur conversation, attendant qu'il mette fin à cet appel pour le saluer.

▬ Je vais prendre congé. Ce fut un plaisir, Julian. Je suis certain que nos chemins se recroiseront, tôt ou tard. Je suis ...curieux de rencontrer votre sœur.

Mon regard perçant ne lâche pas le sien tandis que j'attends le signal d'Alexander pour finalement le saluer d'un léger hochement de tête pour me diriger vers la sortie...