Un soir, très tard... Trop tard.

Je me souviens de cette sensation... Celle de reprendre soudain les rênes de mon corps sans savoir à quand remonte mon dernier instant de conscience. C'est confus, un peu comme si je ne m'étais pas sentie m'assoupir. Mais je ne suis pas allongée. Je suis debout, tenant entre mes doigts toujours poisseux ce qui semble être un pinceau toujours moite de peinture. Il me faut un moment pour reprendre mes esprits, pour ignorer cet espèce de coton qui semble étouffer mes pensées. Ma tête me fait mal. J'essaye de comprendre, de me souvenir, de reconnaître mon environnement. Il me faut quelques secondes pour comprendre que je suis à l'atelier de peinture mais, je n'arrive pas à me souvenir comment je suis arrivée là. Je fronce les sourcils, essayant de comprendre lequel de mes alters a décidé de me priver de ma conscience. Je ne sais pas quelle heure il est, mais puisque je me trouve dans la pénombre, j'imagine qu'il fait déjà nuit. Mon téléphone, si je trouve ce dernier, j'en saurai sans doute un peu plus. Mon regard glisse sur mes mains tâchées de peinture et sur le pinceau que je tiens. Avec cette pénombre, je n'arrive pas à déterminer si elle est noire ou rouge.

Les sourcils froncés, je distingue alors cette énorme toile, en face de moi, partiellement dissimulée sous un drap tâché qui finit de s'échouer sur le sol. Ma bouche est sèche, mon cœur commence à tambouriner dans ma poitrine et je n'entends que mon sang battre à mes tempes. Je lâche le pinceau pour approcher mes doigts tremblants du drap pour le saisir et découvrir ce qu'il cache.

Ce n'est pas moi... Ce n'est pas possible, ce n'est pas moi... Pourtant, c'est la même teinte carmin et noire que je retrouve sur mes doigts... Je reconnais ma signature... Je reconnais cette toile. Ou plutôt, je reconnais celle qui se trouve sous ces horribles coups de pinceaux... La stupeur m'arrache un hoquet alors que je porte, dans un tremblement, mes doigts à mes lèvres. Sous les coups de pinceaux assassins, sous les lacérations rouges et noirs, il y avait le portrait que j'avais commencé de Siham...

— Oh non...

Après le choc et la peur, c'est la douleur qui m'étreint le cœur, ce sentiment de dégoût, de trahison. Les larmes me montent aux yeux alors que je sens cette fureur se déverser à l'encontre de la seule personne que je pense être capable de ça. Je pensais que c'était terminé, cette époque, mais il faut croire que non. J'examine la toile, sentant cette douleur lancinante dans le creux de mes mains tâchées de peinture qui ne semble jamais sécher. D'un pas furieux, je me précipite jusqu'à l'évier pour nettoyer mes mains et mon regard blessé et accusateur s'arrête sur mon reflet. Mes yeux sont rouges, je sens que mes larmes n'attendent qu'un petit mot pour s'échapper de mes paupières.

— J'te déteste... Je te déteste, tu m'entends ?! Je te déteste, tu me pourris la vie ! Disparais de ma vie, Shane, disparais et ne reviens jamais !

Les sanglots s'enchainent, se libèrent et déferlent comme un torrent de ressentiments... Je lui faisais confiance, je lui passais sa jalousie, sa possessivité. Je prenais sa défense, presque tout le temps.

— Qu'est-ce que tu veux, hein ? je demande, en frottant frénétiquement mes mains sous l'eau pour faire disparaitre la peinture... Avant de réaliser qu'il s'agit de mon propre sang s'écoulant d'une entaille dans mes paumes. Saisie de tremblements et d'effroi, je reste là, tétanisée. Il n'a pas pu... Il n'oserait jamais... Je sens que tout m'échappe, que des murmures se bousculent dans mes pensées, et la sensation claire que Shane n'est finalement pas le fautif. Qui alors ? Qui ?

Personne ne peut expliquer ce qu'il s'est passé, ni qui était au contrôle. Pourtant, nous sommes là. Je tâte la poche de ma veste à la recherche de mon téléphone pour découvrir l'heure. Il se fait tard, je devrais déjà être rentrée depuis longtemps. Il y a des appels et des messages manqués.

— Charlie ? demande une voix de femme en m'arrachant un sursaut en même temps que mon sang ne fait qu'un tour, tellement j'ai eu peur. Le regard affolé, je cherche celui de l'interlocutrice qui rallume la lumière. Tout va bien ? A qui parliez-vous ?

— Oh, m.. Madame Zimmerman... ! Je... Excusez-moi, je... Je n'avais pas vu l'heure... Je... toute seule, je parlais toute seule... je commence à bredouiller sans pouvoir réellement expliquer ma présence ici. Elle esquisse un sourire qui se veut rassurant et bienveillant.

— Ne vous inquiétez pas, je sais ce que c'est d'être esclave de la Muse... Dans un sourire énigmatique, elle quitte mes mains blessées pour jeter un coup d'œil intéressé à la toile que je répugne. C'est puissant... Peindre avec son propre sang... C'est comme... Donner vie à votre création... Son regard avisé détaille ce portrait dont je renie la maternité. Elle semble sensible à quelque chose qui m'échappe. Vous êtes... surprenante de talent, Charlie. Nul doute que vous vous attirerez bientôt la une des journaux...

— Je... Ce n'est pas... Il faut que... Je pince mes lèvres et avoue que Je n'ai aucun mérite pour cette toile... Il se fait tard, je... Je dois appeler mon petit-ami... Il doit mourir d'inquiétude... je murmure, en glissant un regard à la maudite toile. Il y a pourtant quelque chose d'artistique dans ce somptueux carnage... Je récupère mon sac pour le mettre en bandoulière, déboussolée, et m'excuse une seconde fois à mon professeur de peinture. Je suis désolée d'être restée aussi tard... Aurevoir, Madame Zimmerman.

— Alice. Je vous en prie, appelez moi Alice.

J'esquisse un fin sourire poli et compose le numéro de Siham pour le rassurer... Et lui demander de venir me chercher....