"Haut les cœurs, Approche-toi de moi, sers-moi fort, avant qu'on se sépare"

La cuisine tournait à plein régime, battant les fers et le feu, rugissant de chaleur et de transpiration. Dans cette effervescence subsistait quelques humains, qui étaient en réalité aux commandes. Des cris régulièrement poussés par le chef semblaient les galvaniser, quand ça pourrait en faire pleurer d'autres. Sinéad pointe son nez de temps en temps, sans empiéter sur leur terrain. A la tête de ce restaurant depuis un moment, les ficelles sont désormais acquises : laisser le chef diriger sa cuisine. Le Starfish était aussi et surtout réputé pour la cuisine, donc le chef. Sans ternir la fierté de Sinéad, il était des décisionnaires les plus importants pour l'établissement. Sans lui, rien  ne pouvait tourner. Sans elle, rien ne pouvait exister. Tel est leur quotidien, se croiser sans se bousculer pour l'autorité, tout se faisant naturellement.

Lorsqu'il en était le gérant, le père Kavanagh avait, à tord, tenté de faire régner l'ordre par la force et la colère. Comme il avait toujours fonctionné avec ses enfants de cette manière, cela lui semblait gage de réussite. Heureusement pour les employés, la famille Kavanagh et le propriétaire -ami de la famille- décision fut rapidement prise que Sinéad était la plus apte à gérer, intelligemment. Ce qu'elle s'efforce de faire chaque jours, depuis tant d'années, quitte à en oublier ses propres besoins, ou négliger ses propres désirs. Par exemple, elle aurait rêvé accompagner Ronan quand il est parti. Si seulement les choses avaient été différentes, elle le lui aurait sans doute demandé. Des mois, puis des années. C'était bien trop long : le boulot du restaurant a été salvateur. Les magouilles encore plus, lui rappelant la proximité au réseau du Trèfle, et donc consciemment, à Ronan. Pourquoi s'était-il éclipsé si vite .. ? De manière si brutale .. ?

Un client l'interpelle soudainement "Mademoiselle !" Sa moue habituellement impassible se fige pour laisser place à un regard froid. Il lui était difficilement acceptable, même après tant d'années, de se faire prendre pour une serveuse. Ce genre de client n'est certainement pas un habitué, sans doute un touriste un peu pressé. Sinéad lève sa main pour héler en silence une serveuse, puis pointe du doigt de son autre main le client pour désigner la cible. Sans un regard pour le client, Sinéad tourne les talons, de manière rigide et insensible pour retourner à son poste préféré : son bureau, qui lui permet qu'on lui foute la paix, mais aussi d'observer
discrètement par les caméras.

"Haut les cœurs, Approche-toi de moi, sers-moi fort, avant qu'on se sépare"

Après quelques minutes passées à fouiller dans les papiers, cherchant vainement à s'occuper les mains et l'esprit, elle se relaisse tomber dans le fond de son siège, crachant au passage un long soupir : celui qu'elle ne peut jamais lâcher devant les autres. Elle n'a jamais quitté son rôle depuis toutes ces années, elle sait comment le jouer. Celui d'une femme à qui on envie un semblant de réussite, mais qu'on plaint d'avoir une vie personnelle si pauvre. Un mari qu'elle doit sembler pleurer à chaudes larmes, alors même qu'elle n'arrive pas à enlacer un frère adoré. Fierté rongée, ambitions dissipées, obligations élevées.

Sa main relève vivement la mèche qui tombe inlassablement sur son visage, puis vient caresser son visage pour finalement couvrir ses yeux fatigués. La voix de son père résonne en elle à cet instant précis " Lève ton cul de cette chaise, t'as trop de boulot pour glander " la glaçant au passage. Qu'est-il devenu ? Est-il parti ou est-il mort ? Ni chaud ni froid quand elle imagine les deux possibilités.. Elle aimerait simplement savoir si c'est de sa mère qu'elle tient ses gênes meurtriers. Ce n'est pas la main de Sinéad qui l'a abattu, Allen, mais c'est comme si. Souhaiter la mort puis donner les moyens à quelqu'un de l'offrir, c'est finalement revêtir les vêtements de la grande Faucheuse.

Alors que ses yeux trainent sur les caméras, repassant le film de sa vie, son visage se fige à la vue de la caméra n°3, donnant sur l'entrée du bâtiment. Cette ombre qui y apparait lui est bien trop familière pour qu'elle se retienne. Est-ce un rêve éveillé ? Son coeur s'emballe, ses mains deviennent moites, ses jambes sont soudainement faites de mousse. Comment, pourquoi, quand... ? Son corps, dans un regain d'énergie, se lève pour faire rouler violemment la chaise de bureau en arrière. "Ronan" mot balancé à la va vite, comme pour la pincer de réalité. Il a beau s'être éloigné autant de temps, elle reconnaitrait son visage parmi mille.

La porte s'ouvre subitement, un peu trop tôt pour Sinéad, qui n'arrive pas à choisir son camp quand à la réaction qu'elle doit avoir. Lui sauter au coup lui est interdit, surtout ici, devant ses employés.  L'ignorer est inimaginable, non seulement parce que ses émotions l'en empêcheront, mais également parce qu'il est à la tête du Trèfle, et qu'il a bien des raisons de se déplacer ici. Finalement, c'est un regard presque furieux d'avoir été dérangée, qu'elle arbore maladroitement. ▬ J't'avais dit, que je reviendrais... Son coeur bat aussi vite que le rythme de son restaurant. La porte est fermée, elle peut lui sauter au cou si elle le veut, mais son corps se mue de silence. Tu .. Sinéad bloque, tant de questions. Sa bouche ne veut laisser sortir aucun son, mais plutôt se précipiter pour courir sur les lèvres et le corps de cet homme en face, qui est resté trait pour trait le même. Les yeux de Sinéad eux, parcourent Ronan de haut en bas, pour analyser la situation. Après tout ce temps oui ..  Cela lui avait paru être une éternité. D'un geste peu assuré, sa main se pose sur l'épaule de Ronan, pour lui accoler une bise au coin de sa lèvre. Assurément pleine d'affection, mais empreinte de réserve aussi. Si elle s'était écoutée, elle se serait accrochée à lui, pour ne plus le lâcher.

"Haut les cœurs, Approche-toi de moi, sers-moi fort, avant qu'on se sépare"

Ses traits n'avaient pas changés. Il était resté exactement le même. Au delà du soulagement, bien des émotions se manifestèrent en artifices au fond d'elle. Son visage impassible laisse alors place à un petit sourire presque timide, puis tout à fait détendu et léger. Ses habitudes avaient changées sans lui, mais revinrent en une fraction de seconde, à l'instant même où il porta ses lèvres à Sinéad : dans un tourbillon de gestes passionnés et comme un remède à la mélancolie, il rappela à elle tous leurs souvenirs. Alors qu'elle plonge volontiers dans ce flot d'émotions, elle ne se rend pas compte qu'elle lui rend ses baisers, de façon toujours plus intense. Le rythme cardiaque s'accélère brutalement, prêt à rompre sous tant de pression. Son bassin se colle le premier à Ronan, suivi de près par sa poitrine et dans une vague constante, son corps se meut aux mouvements intenses et pressés. Tricheur .. Qu'elle souffle difficilement en réponse, happée par une respiration instable. Après en avoir profité pour le reluquer, ses mains replongent dans le nuage d'émois, profitant de chaque ouverture pour se faufiler sur tout le corps de Ronan. Sa nuque encore sensible lui donne des frissons enivrants. Après avoir guidé ses mains sous le tee-shirt de Ronan, ses doigts se glissent de haut en bas, pour s'arrêter régulièrement à la ceinture. Le dernier passage est de trop : ses mains deviennent frénétiques et avides  ▬ Dis-moi c'que tu veux, parce que, si j'm'écoute... Pareil pour elle. Dans un souffle à l'apparence expiatrice, elle s'écarte légèrement de lui tout en prenant le soin de garder ses mains sur son cou.

En prenant ce léger recul elle se rappelle l'endroit où elle est, où ils sont. Je te veux toi, et t'es là lance-t-elle presque frustrée de la décision qu'elle s'apprête à lui annoncer. Mais ici, c'est risqué. Pas que les employés soient vraiment dénonciateurs, mais ils pourraient lancer des ragots, et tôt ou tard ça reviendrait aux oreilles du grand patron. C'est étrange, c'est toujours aux côtés de Ronan qu'elle tremble de peur, d'amour, de passion. Avant lui, elle criait à qui voulait bien l'entendre qu'elle était d'un tempérament à ne rien craindre. La brèche que Ronan avait ouverte en elle était sensible, prête à s'ouvrir à grande vanne; alors elle la retenait du mieux qu'elle pouvait, par peur de le perdre, lui, dans le processus. La chaleur qui se dégage de son corps finit de marquer sa frustration. Le regard sensuel de Sinéad traîne, pour essayer de lutter et rallumer la braise à peine éteinte.

Alors, ce voyage ? Ta fille ? Elle ne sait pas tout, à son grand désarroi, et meurt d'envie de savoir ce qui l'a retenu tout ce temps. Si seulement il n'était pas cette hiérarchie du Trèfle, avec Daniel. Elle s'emparerait de lui, corps et âme, aussi blessée soit-elle. L'excès de consommation était sa plus grande crainte le concernant, mais elle n'avait aucun droit de regard, ni de parole à ce sujet.. malgré quelques tentatives vaines. Elle continue, muant son regard charmeur en regard de braise T'as rencontré quelqu'un? La jalousie pointait de manière irrationnelle, incontrôlable, même si elle le savait dans ce droit, elle ne supportait pas l'idée qu'il se soit rapproché d'une autre.

"Haut les cœurs, Approche-toi de moi, sers-moi fort, avant qu'on se sépare"

Alors que son corps la guidait pour répondre positivement à toutes les propositions implicites ou explicites de Ronan, Sinéad ne put que se raffermir lorsqu'elle l'entendit parler de ses potentielles rencontres. C'était plus fort qu'elle, une sorte de tigresse surgissait des tréfonds de son âme quand il s'agissait de lui. Au lieu de répondre, elle agita la tête quelque peu, se mordant les lèvres et serrant la mâchoire, comme pour contenir des remarques injustifiées. Elle se rappela à lui parce quelques jeux de jambes justement placés, puis se détendit largement à l'écoute de son "Jt'e lâcherais plus maintenant" . C'était finalement tout ce qu'elle espérait. Son affection était tellement vive à cet instant, que son palpitant reprit le dessus rapidement. Tu m'as tellement manqué, qu'elle lui souffle à l'oreille, d'une respiration chaude et lasse.

A l'annonce des retrouvailles avec Charlotte, Sinéad bondit, surprise mais aussi vive d'émotions. Il le dit sur un ton presque triste. Puis, elle comprend quand il lui annonce la suite. Et puis, elle saisit mieux aussi pourquoi, lui, est de retour ici. Pour la suivre et continuer de la "traquer". Pas que Sinéad en était jalouse, au contraire, elle pensait le plus grand bien de cette quête familiale, mais elle gardait toujours  de légers doutes sur le rôle qu'elle pouvait tenir là-dedans. Elle est où exactement ? balance-t-elle comme pour l'aider à la réflexion. Alors que ses mains se baladent toujours sur le corps de Ronan, elle ne peut s'empêcher de l'embrasser dans la nuque de manière sensuelle et attentive, langoureuse. A la fin de ses baisers passionnés, elle se relève pour finalement s'écarter de lui et repartir s'assoir sur la chaise de bureau qu'elle avait quitté un peu plus tôt et qui avait valdingué entre temps, sous les effluves de passion que Ronan avait rappelé. Elle balance la tête en arrière, frustrée de la situation -soit, avoir enfin Ronan rien que pour elle, mais au mauvais endroit- puis après un léger râle, fixe de nouveau les caméras, en écoutant Ronan. Il ne fallait pas qu'elle baisse la garde, même s'il était.. lui.

Les O'Connor sont passés il y a pas longtemps. Qu'elle lui donne sans annonce. Ils voulaient voir ce que je devenais, et sans doute voulaient me garder à l'oeil, aussi. Elle lui balance tout ce qu'elle peut, parce qu'il est aussi le seul à qui elle peut se confier. Elle n'attend aucune réponse particulière, mais c'est toujours la tête ballante qu'elle continue Ils m'ont demandé si j'avais retrouvé quelqu'un. Elle sait qu'ils la surveille de près malgré tout, c'est aussi et surtout pour ça qu'elle n'ose pas, en tout cas, pas ici. Les murs y sont trop fins, et les employés trop curieux et cupides. Evidemment, je continue de faire croire à un veuvage éploré. Qu'elle termine, s'allumant une clope par la même occasion.

"Haut les cœurs, Approche-toi de moi, sers-moi fort, avant qu'on se sépare"

En tirant lentement sur sa cigarette, Sinéad écoute Ronan expliquer où en est sa fille. Son regard s'adoucit quand elle constate l'inquiétude pointant chez lui. Avec le recul, elle constate qu'il ne parle pas facilement de sa fille, ou de certains autres aspects de sa vie. Malgré leur proximité indéniable, une partie de lui lui reste parfois fermée, et lorsqu'il s'ouvre, Sinéad ne peut s'empêcher de s'émouvoir légèrement. Elle lui fait quelques gestes de main pour lui montrer qu'elle est parfaitement attentive. Si elle ne répond pas, c'est qu'elle ne veut pas l'arrêter. Puis, revoilà Ronan dans le rôle qu'il tient le mieux : celui du chef. "Hm, oui c'est vrai" qu'elle lance en lâchant une bouffée de fumée blanche.

Alors qu'elle se lève de son siège pour aller chercher l'enveloppe, planquée dans un coin de la pièce, elle continue la discussion entamée sur les O'Connor. Tu fais bien... Pour le moment "Je sais pas vraiment si je fais bien. J'm'efforce surtout de pas nous griller, après tout ce temps. Mais plus je prends des années, moins je crains les règlements de comptes. " Puis, il tente de lui assurer un avenir radieux. Elle sait que cet avenir est aussi plausible que l'existence du Père Noël. Mais elle veut continuer d'espérer, jusqu'à la fin si c'est nécessaire. Telle une espèce animale exclusive, elle ne souhaite plus rien d'autre que lui. Et si cela n'est pas possible, il n'y aura donc plus rien. Voilà comment elle voit son avenir. Alors qu'elle grimace un sourire en coin, elle lui donne l'enveloppe dans la paume de sa main, en profitant pour poser les siennes dessus. "Si seulement l'autre s'était barré sans faire de chichis.." qu'elle lâche en parlant de son ex-mari, décédé. Elle n'avait jamais réellement voulu sa mort. Mais cet homme avait été une telle plaie avec elle. Il la traitait particulièrement mal, sans pour autant vouloir la voir aux bras d'un autre. Puis, Ronan, c'était l'amour qu'elle n'avait jamais connu jusque là. Alors, elle était prête à tout pour lui.

"T'as le temps pour un café ?" Non seulement elle ne voulait pas qu'il reparte aussi vite qu'il était arrivé, mais en plus, cela adoucirait les rumeurs s'il passait un moment à la vue des employés. Alors que les mains de Sinéad lâchèrent l'enveloppe et la main de Ronan, elle l'embrassa de nouveau avant de s'approcher de la porte. Cela n'avait aucun sens. L'embrasser pour sortir de la pièce... Elle devrait rester là, avec lui. Mais peut-être que le fond était tout autre; peut-être rêvait-elle de l'embrasser, publiquement, sans honte aucune.