Pacte avec le diable

Feutre noir, chapeau noir. Dans la nuit qui tombe et dévore Overtown, même mes idées sont noires. J'avance dans cette rue où j'applique mes propres règles. Jamais. Jamais on ne m'extirpe de mon nid. Je ne permets pas que l'on m'attire dans un environnement que je ne contrôle pas. Et me voilà pourtant en train de remonter ce trottoir puant jusqu'à ce motel miteux et désert où l'inconnu du téléphone m'a donné rendez-vous. Et si je pousse la porte grinçante, faisant tinter une vieille clochette à mon entrée, ce n'est seulement que pour une bonne et simple raison. Elle.

Dans le message que j'ai reçu, mon interlocuteur la nomme par sa véritable identité. Il m'apparait, vu les circonstances, que s'il ne s'agit pas de son ravisseur - car j'en suis certain, il lui est arrivé quelque chose, elle ne me laisserait pas sans réponse... - alors, il s'agit d'un adjuvant. Je mise sur un collègue.

Hans sur mes talons, je remonte le couloir, ma canne claquant régulièrement sur le plancher grinçant comme un funèbre métronome. En d'autres temps, en d'autres lieux, en d'autres circonstances, jamais, jamais je ne me serrais déplacé. Je suis armé, d'au moins deux armes, et derrière moi me suis l'ombre d'Hans, tout aussi armé. Je ne serais jamais venu mettre les pieds dans ce qui m'a tout l'air d'un piège à rats. De même que je n'ai jamais pris la peine de récupérer ce soit-disant colis m'étant adressé et transmis par M. Scott. Mais pour elle, il me semble que je pourrais démonter la ville brique par brique pour remettre la main dessus...

La porte. J'inspire, les sourcils froncés, et d'un geste du menton, indique la poignet de la porte à Hans pour qu'il ouvre. Puis nous pénétrons dans la chambre. Je dévisage l'homme qui me rend le même mépris. Ce n'est pas un membre de la pègre, depuis le temps, je sais reconnaître mes pairs, même lorsqu'ils se griment... Pas d'introduction. Pas de fausses politesses. Et certainement pas ce petit jeu auquel je joue habituellement quand le moment s'y prête.

Direct. Glacial. Lapidaire.

▬ Où est-elle ?

Pacte avec le diable

Aussi improbable cela soit-il, cet Alaric Fangs et moi sommes au moins d'accord sur un point. Il sort sa plaque pour faire bonne mesure, comme si cela devait prouver sa bonne foi. J'y glisse un coup d'œil dur et méprisant, comme si je tenais pour personnellement responsable toute l'institution. Au fond de la pièce, Hans se range dans les ombres, croisant ses bras sur sa poitrine, pendant que M. Fangs range son insigne.

▬ Nos équipes sont en train d’inspecter son appartement.

Je fronce les sourcils, le suivant du regard alors qu'il s'installe à la fenêtre. Inspecter son appartement... Je me redresse un peu, hautain, notant que j'ai probablement une longueur d'avance et un nom à fournir, pendant que "leurs équipes" épilent les poils du tapis pour trouver au petit bonheur la chance une piste à exploiter. Je suppose que s'il m'avait soupçonné d'être l'auteur de sa disparition, nous ne serions pas là, tous les trois, dans cette chambre d'hôtel miteuse, au crépuscule... Il me semble donc évident que s'il tient à cette rencontre malgré ce mépris que nous partageons, c'est qu'il se trouve dans une impasse et qu'il a besoin de ma coopération. Je n'en suis plus à négocier pour obtenir des à côtés. Je pèse simplement le pour et le contre de lui servir l'unique piste que j'ai en ma possession pour le moment. Parce que si la vie de ma Reine ne tient qu'à ce fil, alors j'aime mieux ne pas laisser ces incompétents de fédéraux mettre leur nez dans mes affaires. Je fronce les sourcils. Il n'y aura pas de négociations. Pas de clémence. Pas de procès.

▬ Nous n'avons pas les mêmes méthodes, je commente, comme pour dire qu'ils ne feraient que me ralentir. Aucun mandat, aucun papier, aucune loi, aucun code moral ne pourra se mettre en travers de mon chemin. Si je dois brûler Miami pour remettre la main sur elle, je n'hésiterai pas...

▬ Je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis sa révocation. Je la pensais avec vous, je l'entends souffler, avant qu'il ne me dévisage avec dégoût. Je pourrais me sentir insulté mais, cette révocation qui m'était encore inconnue m'oblige à plisser un peu plus les sourcils. J'imagine que Jill gardait des secrets pour chacun de nous deux...

▬ Elle l'était. Jusqu'à ce qu'elle ne décide de partir.

▬ Que ce soit bien clair. Je ne vous aime pas. Cette rencontre ne doit jamais s’ébruiter. J’ignore pourquoi, mais il semblerait qu’elle se soit pris d’affection pour vous. J’imagine que si vous avez daigné vous déplacez jusqu’ici c’est que vous tenez à elle.

▬ De toute évidence... je siffle entre mes dents, sans le quitter de mon regard acéré. Comment pourrais-je lui octroyer une confiance que je n'accorde déjà pas à mon entourage quotidien ?

Je l'observe sortir son téléphone pour me le tendre. Mon regard méfiant passe de l'homme à l'écran alors qu'il me laisse entendre que cela pourrait m'intéresser. Un message inachevé qu'elle me destinait. Le voilà de retour, ce pincement désagréable, dans ma chair. Je fronce les sourcils en inspirant profondément. Je me redresse en m'appuyant sur ma canne, mon autre main venant ôter mon chapeau que je tends à Hans pour qu'il vienne le récupérer.

▬ Vous devez entendre que je ne me plierai pas à vos méthodes. Mais que je trouve toujours ce que je cherche. Mon chapeau entre les mains d'Hans, mes deux mains trouvent appui sur le pommeau de ma canne. J'accroche son regard avec le mien. Tout le monde parle. Il suffit de trouver à quel prix. Et je sais qui faire parler, dis-je, comme amorce à notre prochaine collaboration...

Pacte avec le diable

Mon regard acéré s'est figé quelque part, ailleurs que sur l'écran que l'agent Fangs me présente. D'un point de vue extérieur, j'en suis certain, j'ai sûrement l'air égal à moi-même. Une expression contrariée, des traits tirés par une colère que je n'ai jamais pris la peine de dissimuler. Je me redresse, une expression presque rebutée au visage sans savoir réellement ce qui m'anime le plus en cet instant. Silencieusement, pourtant, les pièces du puzzle s'assemblent et trouvent un sens. Je comprends le soudain retrait de Jill à mon égard. Mais je ne suis pas certain de ce que je dois faire de cette annonce, pour l'instant... Ma principale préoccupation est de l'arracher aux griffes de celui qui a osé songer à me la prendre.

La paternité n'a jamais été quelque chose que j'envisageais. Elle ne m'émeut pas, loin de là. Cette idée n'a même pour ainsi dire jamais traversé mon esprit. La récente paternité d'Alexander ne faisait d'ailleurs que me conforter dans ma décision... Il n'y a pas de place dans mon monde pour élever un enfant. Le désert émotionnel qui gouverne mon être me laisse songer que je ferai inévitablement une bien piètre figure paternelle. Consacré entièrement à mon empire de finance et de pouvoir, il me semblait jusqu'alors que l'idée même de me dédier à une femme était tout simplement exclue. Et pourtant...

Je glisse un regard mauvais à mon interlocuteur, m'abstenant de tout commentaire lorsque que l'agent Fangs me félicite avec sarcasme. Je ne laisserai certainement pas cet homme assister à un quelconque trouble. Je me contente de lui siffler d'un ton vénimeux :

▬ Je n'ai pas besoin d'être motivé, Agent Fangs.

Cessons toute méprise ici. En quoi cela me motiverait plus à la retrouver ? J'ai fait de cette femme ma Reine dès le moment où elle s'est imposée dans ma vie. La perspective qu'elle porte en elle la conjonction de notre désir ne la rend en aucun cas plus précieuse. Parce que pour elle, je saccagerais déjà tout Miami. Pour elle, j'arracherais à mains nues autant de vie qu'il n'en faut.

C'est la différence notable entre le héros et le vilain. Le premier sacrifie l'être aimé pour sauver le monde. Le second le brûle volontiers au nom de l'amour. Je me détourne de l'Agent Fangs et de son téléphone, gardant pour moi mes propres songes. Ma priorité est de retrouver Jill. La seconde, de faire payer à son geôlier son imprudence. Enfin, seulement, je me pencherai sur la question de ce... contretemps inattendu.

Comme si cet évènement n'avait pas eu lieu, j'en reviens à notre inévitable collaboration. Les mots choisis par l'agent me laisse penser qu'il songe à l'implication directe de l'Empoisonneur. Mes doigts gantés se crispent sur le pommeau de ma canne.

▬ Avant de disparaître, Jill était en compagnie d'un homme qui fréquentait nos sphères. Un infirmier du nom de Larry Johnson. Agacé, contrarié, j'ajoute : L'homme que j'avais affecté à sa surveillance étant finalement un misérable incompétent, ils ont tous les deux échappé à sa vigilance. Mes hommes sont d'ores et déjà en train de les traquer.

Et croyez moi, Agent Fangs : quand j'aurai cette vermine entre les mains, il regrettera de ne pas être tombé entre vos mains d'abord...

Pacte avec le diable