« Imagine, ma main dans la sienne. Elle est côté fenêtre, je suis côté allée. Naturellement, mon corps pivote légèrement et je lui offre l'ombre de mon épaule, ma silhouette comme manteau. Les nuits de ramadan sont plus longues, les journées ponctuées d'arrêts à peine perceptibles. J'ai reconnu le bruit de l'arme, j'ai reconnu le bruit de la balle. Je porte une longue tunique sombre et un manteau à l'identique. Le corps du chauffeur a été abandonné dans l'allée et finalement, je me retourne vers Charlie. Le son de sa voix me procure un frisson, une chair de poule inquiétante loin de nos chuchotis au creux d'un nid intime, privé. Je passe le doigt contre sa main et me penche légèrement contre elle, lui chuchotant que ça va bien se passer... nous ignorons tout de leurs revendications.
▬ Ne bouge pas, lui chuchote-je sur un murmure...

« Imagine, tout ce qu'ils peuvent vouloir, mon oncle. Mon corps filiforme brise l'horizon de leurs regards, les mains levées devant moi, les doigts écartés, le corps légèrement penché vers l'avant. Je sens les regards posés sur moi, je sais que mon attitude n'est pas la bonne, je sais que mon comportement n'est pas le bon. Je ferme une seconde les yeux, je me souviens de la brutalité des mains contre les mains, je me souviens avoir hurlé si fort sans avoir pu couvrir le rugissement d'une rafale, je me souviens la sensation que fait une balle qui nous traverse. Je me mords la lèvre inférieure, fais un pas supplémentaire vers l'avant du bus :
▬ Je veux juste voir le chauffeur, s'il vous plaît... Laissez-moi m'approcher...

« Imagine, mon regard sur un Renard, mon regard sur un Sanglier. Mais leurs masques me rassurent, quelque part. On ne camoufle pas son visage quand on a prévu de périr, on ne masque pas ses traits quand les témoins seront morts...

Première détonation.

A bubble floating up
A perfect pink sky
Dodging bullets on the go
One could look too much at their reflections
One could see them tear a hole
One could see them tear it all

The intervals that we know, they don't make it change
They don't overshadow us in any way

« Imagine, mon oncle. Un filet rouge défie la gravité. Le cri de la grand-mère s'abat sur nous alors que l'un des hommes ouvre le feu sur l'homme à la grosse barbe près de moi. Charlie se trouve à l'arrière avec l'une passagère, occupées à devoir sortir le corps de l'homme. Une fois la première balle tirée, qu'est-ce qu'ils les empêchera de faire comme les autres ? Ma main passe brièvement sur le visage de la vieille dame alors qu'elle pousse un hurlement.

Nearly drowned in thought, almost gone there
"Dodging needles takes a lot
Being up here, you could drop
Every bubble has its pop
You'll become what you are not"
And suddenly it's in your eyes

The intervals that we know, they don't make it change
They don't overshadow us in any way

« Imagine, mon oncle. Un filet rouge défie la gravité. La « petite-fille » de la dame âgée dont le visage ne m'est pas inconnu cherche à son tour à s'interposer et le Renard lève son arme de la même façon pour lui tirer également dans l'épaule. Les passagers commencent à paniquer. C'est certainement le moment où il faut y aller, profitant de la confusion et avant que les exécutions ne commencent.

Yes, our touch crosses oceans
Our touch crosses oceans
Our touch crosses oceans
The intervals that we know, they don't make it change
They don't overshadow us in any way

« Imagine, mon oncle. Un filet rouge défie la gravité. Ma silhouette s'élance à son tour, au moment où ma main empoigne le canon. C'est chaud, c'est désagréable, je reconnais cette sensation. Le Renard est toujours dans le fond du bus, tourné vers nous, quand mes doigts s’agrippent à l'arme, pour essayer de la bloquer. Un coup de poing me parvient dans le visage et la douleur sur mon visage est un souvenir d'enfance qui n'a pas de parfum ni de rimes. Cru.

The intervals that we know, they don't make it change
They don't overshadow us in any way

« Imagine, mon oncle. La seconde où mes doigts desserrent leur prise, ce moment où mes yeux s'écarquillent, ce moment où le canon recule. Un filet rouge défie la gravité. La balle traverse ma cuisse.  La seconde où ma main s'ouvre, mon regard reste figé sur le Sanglier.

They don't overshadow us in any way.....

Spoiler:

La voix de Morrisson dans le haut-parleur :
« POLICE DE MIAMI, ARRÊTEZ LE VÉHICULE IMMEDIATEMENT ! »

Ils ont dit qu'ils allaient faire venir une cellule spéciale. Aujourd'hui, c'est nous la cellule spéciale, en attendant d'autres renforts. Au moment de partir, les gars ont tous pris leurs armes, j'ai pris la mienne en accrochant ma plaque à ma ceinture. Nos regards se sont croisés vite fait, le mien et celui de la Lieutenant, et elle a tourné le dos. Nous sommes tous descendus dans un énorme brouhaha et j'ai rouvert la portière de Morrisson à la volée : « Ouvre ton putain de carreau ».

Ils ont dit qu'ils allaient faire venir une cellule spéciale. En attendant, y'a le cadavre d'un chauffeur de bus sur le trottoir, des dizaines d'appels au commissariat et les voix de ma famille sur un message vocal qui n'en finit pas. Ma chemise est collée contre moi alors que le gilet par balle est bien serré autour de mon torse, protégeant par là tous mes organes vitaux, sauf ma putain de tête, bien sûr. Mes doigts sont serrés contre le corps du fusil alors que ma main gauche cramponne la barre des giro au-dessus du véhicule. Blake donne ce qu'il a jamais donné au volant, c'est un putain de miracle si on ne se couche pas.

On suit le véhicule fou qui a accéléré. Ma voix se perd dans la circulation :
▬ ARRÊTE, FILS DE PUTE ! Injonction en anglais, en italien, en espagnol, mots qui se perdent et s'effacent sur les klaxons. Accélère, putain ! Je sens les doigts de Morrisson agripper férocement les jambes. Il amorce un virage brutal, je vois tout le monde à l'intérieur bouger sans distinguer qui fait quoi. On arrive sur la gauche du véhicule sur une bretelle d'autoroute. Les sirènes gueulent de tous les côtés. Jim, dans la tête du cortège, est devant le bus. Dans la radio, ça nous braille de ne pas ouvrir le feu tant qu'on ne sait pas ce qu'il se passe dedans. Ce qu'il se passe dedans ? Y'a des giclures de sang sur les vitres et j'aperçois les cheveux de ma grand-mère, voilà ce qu'il se passe. Mon cœur est douloureux. La sensation qu'une main m'empêche de respirer tant que je la vois là. J'ai une fenêtre, j'ai une fenêtre !

… La voix du Lieutenant : « Allez-y. »

Jim freine, sa voiture dégage d'abord comme un jouet puis revient sur le trajet et il se reprend le véhicule long. Au point d'un jet d'étincelles accompagne le trajet mais le bus ralentit. Je point mon fusil dans la direction d'un chauffeur avec une sorte de masque à la con qui regarde par intermittences dans ma direction. Vas-y, lève seulement la main pour me tirer dessus ! Je continue de hurler : Freine ! Freine ! mais sans la certitude que c'est pas un otage grimé, je peux pas ouvrir le feu. À un moment donné, j'aperçois enfin le canon d'une arme dans sa main droite qui passe au-dessus du volant.

Je pointe dans la direction du chauffeur, je tire à travers la paroi du bus, aperçoit le gars comme sursauter. Les deux moins sur le fusil, je sens toujours Morrisson qui me retient. Je tire une fois encore, la cartouche vide saute derrière nous pendant que Jim se cramponne à son volant. Crac-crac. La nouvelle cartouche prend place, j'appuie sur la détente. Troisième fois que j'atteins ma cible. Le bus perd de la vitesse. Crac-crac, ma mâchoire est serrée, ma poitrine est serrée. Quatrième cartouche. Je tends le fusil dans l’habitacle et sens qu'on me passe mon flingue du bout des doigts.

Le bus s'arrête. Tous les flics descendent.
Ça gueule partout : Mains en l'air, mains en l'air !

Un clown avec un masque de Renard est allongé par terre, les mains sur le ventre. Il ne semble pas armé. Tout le monde s'engouffre dans le bus.
▬ Mia famiglia... Mia famiglia...

« Imagine-toi, imagine-moi... Mes doigts sont poisseux, mon regard ne sait plus où se percher quand le bruit des détonations me fait battre le cœur, le fait sursauter, me fait ressentir un long frisson comme la caresse de la mort le long de ma colonne vertébrale. Je n'imaginais pas un jour revivre un jour cette sensation-là, cette sorte d'incompréhension. J'ai déjà mordu la poussière, et mon corps a oublié la force des coups, il a oublié la violence d'une balle, comme pour protéger les jours futurs. Je me souviens de chaque émotion qui a suivi, je me souviens d'avoir eu mal sans me rappeler la douleur, je me souviens d'avoir eu peur sans me rappeler la douleur, je me souviens d'avoir pleuré sans me rappeler la douleur...

« Imagine mon oncle, imagine qu'une fois encore, ils ont joué avec le feu. Ils ne mesurent pas, ne mesurent pas la perte. L'homme au masque de Sanglier tire une fois encore. Pardonne-moi si je dois aller contre Ta volonté. Ma main se dresse autour de l'arme. Je ne sais pas comment, je suis accroché d'une main à une barre de fer à laquelle tant d'autres se sont tenus. Mes doigts sanguinolents glissent et se rattrapent et ma main droite a lâché la plaie pour se poser sur l'arme. Mon regard sombre s'enfonce à travers le masque animal quand il tourne finalement l'arme dans ma direction. Je ne crains pas le geste. Le mien est sûr. Si mes doigts poisseux couvrent le canon, mon auriculaire est figé sur le chien. Je regarde la sortie de l'arme comme un troisième prêt à sonder mon âme.

« Imagine, alors imagine mon oncle, la peur qui me tenaille alors que du bout des doigts, j'essaie d'empêcher l'arme de m'exploser le visage. Mes mouvements sont ralentis, depuis des années. Je n'aspire pas à vivre dans le sang et la poussière. Le jour où je suis parti, j'ai renoncé à la Mort. Je l'ai gardée loin de moi alors mes mouvements sont ralentis. Avec l'aide d'Allah, je n'agis pas sans réfléchir, je chéris toutes Ses créatures, j'essaie de propager la paix que je recherche. Tout se passe en une seconde, à partir du moment où je sens le chien contre mon petit doigt. D'un geste brusque, ma main tire sur l'arme, une fois. Deux fois. Ma main poisseuse lâche la barre et vient frapper d'un coup sec contre la trachée du Sanglier. Mon sang contre son blouson et ses doigts qui relâchent la crosse.

« Imagine. Noyé dans le vide. Mon genou se plie. À genoux, une sorte de présomption que je ne maîtrise me prive de toute humilité. Même à genoux, je me sens grand comme digne, à cet instant. Mon regard levé sur le Sanglier ne le quitte pas. Il hésite, ne sait pas s'il doit revenir près de moi ou s'éloigner. Le pistolet fait volte-face et je prends la crosse en main. Je sais parfaitement tirer, je suis presque sûr qu'avec une telle proximité, je pourrais lui tirer dessus. Finalement, le gardant prisonnier de mon champ de vision, je lui laisse entrevoir la finalité de mes gestes. Mécaniquement, mes mains sales parcourent l'arme pour en retirer le chargeur presque vide, font des allers et retours nerveux sur le canon mais faire sauter une balle qui n'est pas dans une chambre. Comme jouant une mélodie au piano dans le noir, les notes neutralisent l'arme et une fois rendue inoffensive, elle tombe au sol, au gré des différentes pièces qui peuvent être séparées.

« POLICE DE MIAMI, ARRÊTEZ LE VÉHICULE IMMEDIATEMENT ! »

« Imagine, Mohamet ! Imagine, une seconde ! Le bus percute quelque chose, les pièces glissent sur le sol, certains tombent, d'autres s'accrochent à la porte comme pour s'extraire dès que cela sera possible. Les mouvements brutaux du véhicule et la douleur dans ma jambe me ramènent au monde réel. Je reste assis au sol, ma main se repose à nouveau sur ma jambe et mon regard croise celui de Shane. Un soupir de soulagement. Les policiers entrent dans le bus, arme à la main. Sans réelle surprise, j'en aperçois dans ma direction. Mannoia passe près de moi, secouant la tête dans toutes les directions comme une tête chercheuse. Sa main passe machinalement contre mes cheveux et une partie de mon visage alors qu'il passe près de moi et braille :
▬ Il est avec nous, lui il est avec nous...

J'ai mon flingue à la main quand je rentre, je me sens sur la brèche, prêt à descendre le premier qui aura un geste de travers. À un moment donné, l'autre connard avec son masque de merde. Je passe près de lui, lui lançant une œillade de travers ; je chope une remarque au sujet d'un gars que je reconnais rapidement, puisqu'il s'agit d'Arodaky. Je passe près d'elle et mon regard croise celui de Nonna, comme pétrifiée sur son siège, les mains pleines de sang. Elle a les mains levées, comme si elle ne voulait pas mettre de sang sur les sièges autour d'elle.

Mon regard croise celui de Dylan, une seconde, juste avant qu'elle ne s'effondre. Je remets mon arme dans son holster et m'approche d'elles, tendant la main vers ma grand-mère comme pour la garder à distance. Mes mains viennent saisir le visage de Dylan pendant que celles de Nonna s'attachent automatiquement à mon épaule, je sens ses ongles qui s'aggripent à ma peau alors qu'une immense chaleur me remonte des tripes jusqu'aux joues.
▬ Amore, je suis là... Regarde-moi, regarde-moi. Nonna, laisse-moi, laisse-moi regarder...
▬ Il mio piccolo cuore d'amore, ton frère...

Comme si une sorte de mécanique prenait possession de mes bras, comme un maître bouffi de sang-froid qui passe les bras dans le tablier de ma peau, je passe mes doigts sur le cou de Dylan. Le silence s'impose autour de moi, malgré les voix des collègues, malgré le Renard qui braille, malgré Nonna qui crie à côté de moi. Un pouls, mon regard se balade sur elle et mes doigts parcourent son corps en palpant chaque partie de son corps, jusqu'à ce que je retire ma ceinture pour lui faire un garot au niveau de la jambe. Toujours absorbé dans un silence de mort, ou plutôt un silence de vie, je me concentre pour m'affairer, ma main dégueulasse passe sur ma joue à un moment donné. Je sens mes doigts qui tremblent, les bruits me reviennent progressivement alors que je décale le corps de Dylan. Je retire ma veste que je pose contre l'épaule d'Orazio. Je sais pas si c'est le sang qui dégouline de ma gueule ou si je suis en train de pleurer, mais je frotte mon visage contre mon épaule. Je grimpe sur mon frère pour faire pression avec mon genou. Ma main passe sur son visage, il est inconscient, lui aussi.
▬ Où est Nino ? demande ma voix furieuse qui me ramène dans le monde du bruit. Mes yeux rouges remontent sur Nonna qui continue de paniquer. Ma main contre le cou de Dylan pour surveiller son pouls, à cheval sur le corps de mon frère, je demande à Nonna : OÙ EST NINO ? Elle pleure, parvient à dire qu'il n'est pas là. Ma main libre attrape la sienne. Elle est penchée vers moi alors soudain, ma poigne se resserre autour de son visage, empoignant brutalement ses joues. Regarde, regarde bon dieu ! Je fais un point de compression, est-ce que je ferais un point de compression à un mort ? Est-ce que je le ferais ? que je lui hurle, gardant son visage orienté dans ma direction, jusqu'à ce qu'elle secoue la tête.

À peine ai-je obtenu ma réponse que je la relâche en lui disant de rester avec moi. À cheval sur Dylan et Orazio, comme s'il m'était donné de les protéger maintenant, je leur laisse m'entendre. Mon front rencontre celui de mon cadet. Ça va aller campione, papa est là. Accroche toi mon grand. Mon regard accroche Dylan, cherche le sien quand d'habitude, c'est elle qui me fait relever les yeux. J'en doutais pas, de la place qu'elle avait dans ma vie et maintenant qu'on menace de me la prendre, j'imagine pas ma vie sans elle.

Je sais pas combien de temps passe, entre cet instant et l'arrivée des secours. Je cligne deux fois des yeux et je les vois souvent dans mon champ de vision. Je m'écarte, prenant la main de Nonna pour l'aider à se lever, elle n'y arrive pas. Elle s'appuie sur moi, plus fort que d'habitude, alors que les différents passagers sont évacués. Je veux pas qu'elle voit passer les civières, je l'accompagne à une voiture de flic. Y'a pas assez d'ambulances, ils vont la conduire. Ma main couvre la nuque de Blake :
▬ Je te confie ma grand-mère, oui ? Il hoche de la tête et met la sirène en route pour partir avec elle. Les véhicules se dispercent, je monte avec Dylan, demeurant silencieux et dans un coin pour pas gêner les médecins. Ils sortent vite, si bien que j'ai pas le temps de leur dire quoi que ce soit quand ils sont emmenés : Il a un souffle au cœur, Orazio Mannoia, faites attention, il a... deux pas de côté, je me tiens les côtes et me tords en deux.

- Sujet terminé -