Il y était le mardi précédent, et même celui d'avant. Il se grilla une cigarette assis sur un banc, un peu plus loin. Les gens aimaient trop sociabiliser quand il faisait beau, à son sens. Ils se souriaient, se permettaient un petit commentaire sur la météo ou la politique. L'effet de masse, c'est ce qui les rendait moins méfiant. Ils se pensaient constamment en sécurité, et c'est dans ces environnements-là que Larry aimait évoluer. Étonnamment, son habilité à mimer les comportements les plus productifs l'avait amené à se faire plusieurs amis de milieux différents. Certains se contentaient de discussions « bas de plafond » quand d'autres présentaient un peu plus d'intérêt. Leurs cultures, leurs origines et leurs centres d'intérêt présentaient un spectre assez large de ce qu'on pouvait trouver. L'infirmier écrasa sa cigarette sur le banc sur lequel il était assis et laissa tomber le mégot entre ses pieds.

Il y était le mardi précédent, et même celui d'avant. Avant d'apercevoir la jeune fille aux cheveux verts, il avait bavardé quelques minutes avec un gars d'Overtown. C'était là-bas qu'il serait le plus aisé d'agir mais les gens avaient peur. Tout le monde semblait avoir peur, sauf les habitants qui n'étaient pas toujours intéressants. Cet Orazio passait le temps en temps dans le parc, Larry aurait l'occasion de discuter plus largement avec lui plus tard. Il se redressa après avoir regardé l'heure une dernière fois et entreprit de commencer sa petite course. Il pressa le pas simplement pour pouvoir s'épuiser avant de rejoindre la fille aux cheveux verts, était-ce vraiment Charlie, là-dedans ? Il ne voulait pas qu'elle remarque qu'il n'avait pas transpiré quand il arriverait à elle. Il se fatigua un moment, ne trouvant pas de déplaisir à courir de toutes façons. Le sport l'aidait beaucoup au quotidien, il avait besoin de se vider la tête et s'épuiser, parfois, il avait du mal à composer avec lui-même...

Il y était le mardi précédent, et même celui d'avant. Finalement, les cheveux verts s'incrustent dans son champ de vision. Ses doigts se serrent machinalement, comme si tout son corps commandait un ordre auquel il ne voulait pas se plier. Il se mordit la lèvre en la voyant ralentir d'abord, il copia sa baisse de régime et soudain, le petit cadeau de sa journée lui tomba entre les bras. Que le cadeau, parce que la fille aux cheveux verts s'écroula au sol. Il se pencha au-dessus d'elle en précisant aux passants que tout allait bien, il ne possédait pas assez d'informations pour être totalement sûr qu'elle ne connaissait personne. Il ne s'aventura donc pas à préciser qu'elle était avec lui. Cela viendrait plus tard. Au lieu de ça, il conclut que c'était un simple petit malaise, précisant qu'il était infirmier. Une sensation nouvelle s'immisça en lui quand il l'eut ainsi à ses genoux. Il se mordit la lèvre, posa la main contre son cou avec le désir ardent de serrer... mais se contenta de prendre son pouls. Elle s'éveilla finalement assez vite puisque ses yeux s'ouvrit sur lui, penché au-dessus d'elle. Sa main passa derrière la tête de la fille aux cheveux verts et de sa main libre, il passa l'index devant ses yeux :
▬ Vous voyez mon doigt ? Vous avez fait une sacrée chute... savez-vous me dire votre nom et où vous vous trouvez ? Soudain, c'était comme s'il était au travail, que les mécanismes professionnels venaient prendre le dessus pour écraser cette idée douloureusement tentante de... enfin.

Les doigts dans sa nuque, voilà une sensation qu'il aimerait retrouver plus tard. Elle semblait vaseuse, ailleurs. C'était sans doute dû aux effets de l'injection qu'elle avait subie le mois précédent. Les effets commençaient à se voir chez les différents sujets, dont Larry lui-même d'ailleurs. Il s'était aussi senti mal quelques jours auparavant, alors qu'il avait eu le plaisir d'aller rendre visite à l'agent sous couverture... Une couverture d'ailleurs qu'il avait eu mal à comprendre. Qui changerait de vie pour opter pour une version plus médiocre que sa vie précédente ? Lui-même avait vécu des changements mais ils lui semblaient tous facilement explicables ou raisonnables. Actuellement, il n'avait pas l'impression de se trouver sur une pente glissante. Il se sentait plutôt à l'aube d'une ère nouvelle. Il avait expérimenté quelques premières sensations qui avaient brisé la monotonie, qui avaient ouvert une porte... Quand d'autres se contentaient de demeurer derrière la porte fermée, craignant qu'elle ne s'ouvre, craignant qu'elle ne déverse les fantômes du passé et les monstres de demain ; Larry mourrait d'envie d'ouvrir toutes les portes...

Les doigts dans sa nuque, voilà une sensation qu'il aimerait retrouver plus tard. Il passa son doigt devant le visage de la fille aux cheveux verts qui posa une première question stupide « je suis tombée ? » Oui, bien sûr que oui. Il leva les yeux au ciel et manqua de lancer une de ces petites phrases dont certaines femmes raffolaient « oui, tombée sous le charme ». Mais il ne voulait pas passer pour ce dragueur du dimanche alors se concentra sur le fait d'apporter les premiers soins. Patience, filles aux cheveux verts, patience... elle se présenta comme s'appelant « Love » ce qui empoigna la curiosité de Larry. Il se mordit la lèvre en l'observant entre ses mains, ainsi il avait affaire à la seconde personnalité de Charlie, ce surplus maladif dont elle ne savait pas se défaire. Il prit une courte inspiration et passa la main dans son dos :
▬ Est-ce que vous avez sauté plusieurs repas ? Avez-vous des allergies, avez-vous des contre-indications médicales ?

Les doigts dans sa nuque, voilà une sensation qu'il aimerait retrouver plus tard. Il l'invita à se redresser et l'aida à se maintenir en position assise, ses doigts passèrent contre les cheveux de la fille qui les avaient teints verts. Il lui massa l'arrière du crâne doucement en suspendant sa respiration. Un clignement de paupières. Comment peut-il y avoir plusieurs personnalités dans une seule enveloppe ? Comment a-t-elle réussi le miracle de cumuler les envies, les personnalités, les espoirs et les peurs ? Comment peut-on briser un seul de ces éclats sans casser l'objet complet ? Il se pencha doucement contre elle et lui afficha un sourire qui se voulait rassurant, lui expliquant qu'il voulait voir si elle ne s'était pas blessée dans la chute.
▬ Je... je ne me sens pas très bien...
▬ Vous devriez peut-être arrêter le footing pour ce matin. Venez, je vous raccompagne chez vous, dit-il sans laisser vraiment de possibilité de dire non. Je suis infirmier, je ne pense pas qu'il faille vous faire hospitaliser pour le moment...

▬ Je... je ne me sens pas très bien...

Très bien, se dit-il en l'observant, feintant à la perfection l'empathie qu'il ne parvient toujours pas à ressentir. Privé ainsi de cette capacité de s'identifier à la jeune femme, il songea simplement qu'il avait de la chance d'être dans sa propre position. Celle de celui qui gagne, celle de celui qui ne craint pas de s'écrouler, d'exploser en mille morceaux. Il l'observa sans rien dire en ce sens, il savait que cela ne se faisait pas. Il savait qu'il fallait savoir... disparaître pour demeurer maître de la situation.

Très bien, se dit-il. Apaiser, rassurer. Il employa sa fonction comme un masque, ce qui fonctionnait d'habitude. Il ne comprenait pas vraiment ce que les uniformes avaient de rassurant pour le commun des mortels, ça semblait leur procurer une sorte de sécurité. D'ailleurs, les parents de Larry avaient aussi remarqué ce phénomène depuis bien des années, Larry les avait entendu en parler sans se dire que ça pourrait lui servir un jour. Il inspira doucement, profitant de l'effet de cette annonce sur la jeune femme...

▬ Comment vous appelez-vous ? Que je connaisse l'identité de mon vaillant chevalier...
▬ Larry. Première étape, ça commence toujours comme ça. Enfin non, il songea que ça commençait « souvent » comme ça, plutôt. La première femme qu'il avait étreint avec passion ne lui avait jamais demandé son prénom. Il aurait pu être flatté par l'appellation donnée mais il était bien conscient qu'elle ne lui correspondait pas. Il esquissa un sourire, loin de vouloir un jour endosser ce rôle. À un moment donné, alors qu'il était étudiant, il l'avait envisagé. Maintenant, il essayait de comprendre ce qui justifierait d'épargner ces masses indignes et ingrates. C'était le terme qu'une voix qui avait susurré plusieurs fois, comme au creux de son oreille : ingrats.

Il tendit naturellement son bras et tâta sa poche pour vérifier que son portefeuille était bien là. Comme pour apporter une pierre de plus sur l'édifice de la sécurité, il lui proposa de prendre un taxi. Ils ne seraient pas seuls dans un véhicule qu'il piloterait. Il l'aida à avancer et fit signe à un taxi, puis un autre, quand un s'arrêta finalement pour les laisser entrer. Larry fit passer la jeune fille aux cheveux verts la première et suivit, la laissant donner l'adresse de chez elle. Il cala son dos contre la banquette, satisfait puis laissa échapper qu'elle avait un très joli prénom.

▬ Vous voulez monter ? Je vous offre... un verre, un café... Ce que vous voulez...

Il faut savoir se montrer prudent, il faut savoir se montrer patient. Quand on mélange deux produits dangereux, il faut laisser passer le temps de la rencontre avant de secouer le récipient trop rapidement. Larry savait bien tout ça, il l'avait appris comme il avait appris le reste. Il sentit son poing se serrer, il aurait pu l'embarquer tout de suite, il aurait pu en finir ici ou juste quelques marches plus tard, il avait le pouvoir de décider de mettre un point final dans l'immédiat mais le bénéfice serait plus intéressant s'il attendait. Il prit une courte inspiration et se pencha vers elle, passa la main dans son cou juste le temps d'obtenir un frisson. Ses doigts s'extirpèrent juste avant que ce ne soit de trop.

▬ Rien ne m'obligeait à vous raccompagner c'est vrai... annonça-t-il sur le ton du jeu. Tout l'obligeait à venir, savoir où elle vivait, la mettre en confiance, ne laisser personne prendre cette porte qu'il avait ouvert. Et là, une occasion en or se présentait mais s'il montait tout de suite, il prenait le risque qu'elle change d'avis, qu'elle prenne peur, c'était une créature difficile à cerner entièrement parce qu'il y avait des paramètres qui lui échappaient encore. Il n'était pas bon en matière de TDI, et il ne voulait pas tomber sur une autre personnalité quand il aurait le pantalon sur les genoux, il n'avait pas son équipement non-plus... Non vraiment, il trouverait un meilleur moment.

Il prit quelques instants avant de regarder vers l'immeuble car la porte d'un nouveau monde qui ne demandait qu'à être exploré. Finalement, il fouilla ses poches à la recherche d'un stylo, il en trouvait un petit bloqué dans un portefeuille qui entrait pile dans sa poche. Il prit sa main, la caressa brièvement et lui dit tout en notant son numéro à l'intérieur de la paume :
▬ J'en meurs d'envie bien sûr, mais vous feriez mieux de vous reposer. Si vous vous sentez mal ou... un peu seule, vous pouvez appeler un infirmier qui pourra se déplacer à votre domicile. Il sourit en laissant la main de Love. Maintenant, tu es à moi.