Valdosta. USA.

Il fait noir, je suis assis sur un carton. Je n'ai pas fumé depuis au moins une heure et mon téléphone est plaqué contre mon oreille. Il pluviotait tout à l'heure, et j'ai des gouttes qui dégoulinent depuis mes cheveux jusqu'à mon cou. La cible est rentrée chez lui, il a fait un tour devant l'école publique, comme il le fait régulièrement puis il est parti faire quelques courses et il est rentré. Ce mec, il n'aime pas son appartement, ça se voit au peu de temps qu'il y passe.

Il fait noir, ma main gauche garde le téléphone immobile pendant que ma main droite serre l'arme. De temps en temps, j'avale le trop plein de salive dans ma bouche en ayant cette impression stupide que cette simple déglutition fait trop de bruit. Une sorte de crampe s'est installée dans ma mâchoire alors que je ne ressens aucune sorte de douleur ou de geste sur aucun de mes membres. Mes doigts ne sont pas trop serrés, mon rythme cardiaque est normal. Heureusement d'ailleurs, j'aurais l'air bien con si je devais faire une attaque dans cette ruelle dégueulasse. La voix de Blake se fait entendre contre mon oreille :
▬ Il arrive Gabriel, il arrive, je le vois.

Il fait noir, je me mets debout. Trois pas et je m'adosse au mur de ce boyau puant. J'imagine que le pire qui puisse avoir lieu, quand on parle de la peine de mort, ce serait de tuer un innocent. Lui, il l'est aux yeux de la Justice. Il n'a pas de casier, il n'est pas dans le registre des délinquants sexuels. Ses voisins lui sourient, lui confieraient leurs gosses sans le moindre doute. Je passe la langue contre ma lèvre inférieure. C'est pas facile, je suis pas un tueur. C'est pas facile, et pourtant je me souviens du soulagement que j'ai ressenti la première fois que « c'est arrivé ». C'est comme si j'avais enfin réussi à me remettre debout.

Il fait noir, j'entends ses pas dans la ruelle. Sur l'identité, faut que je fasse confiance à Blake. C'est pas un gamin, il sait qu'il doit rien dire s'il est pas certain. Je me mords à nouveau la lèvre inférieure. Je l'entends, il se rapproche. Je l'entends, ça y est l'écho des battements de mon cœur est arrivé jusqu'à mes oreilles. Je retiens mon souffle, jusqu'à le voir juste devant moi. Un dernier regard aux alentours et ma voix étouffée murmure :
▬ Eliott Kay Flanigan ? Il se tourne vers moi vachement vite. C'est comme s'il ignorait que ce genre de choses pouvait se produire. Je lis la surprise sur son visage et c'est comme si un doute m'habitait quelques instants, parce qu'il a vraiment l'air de pas comprendre ce qu'on fout là tous les deux. Finalement, il tend les bras dans ma direction. Il y a des tas de choses que je pourrais lui dire, je pourrais lui dire que c'est la police qui vient lui faire la peau, qu'il n'a que ce qu'il mérite, que les chiens de son espèce doivent être abattus. Au lieu de ça, je prends une longue inspiration par le nez.

Il fait noir, mais je sais que c'est lui. Mon arme précédemment orientée vers son abdomen remonte brutalement, la crosse appuyée dans la paume de ma main gauche. Je ne tire jamais qu'à une main, je ne suis pas un cow-boy. Son regard croise le mien, il entrouvre les lèvres. Ça ne m'intéresse pas, alors je tire trois balles dans la cage thoracique. Son corps sursaute au passage des balles, j'imagine un spray rouge qui surgit dans son dos. Il s'écroule au sol, je fais un pas juste assez près pour pointer son sale visage et tirer une fois à nouveau.

Il fait noir, je reste pas assez longtemps pour voir ce qu'il advient du corps. Il est mort, c'est le principal. Je camoufle mon arme sous ma veste et entre dans la voiture qui m'attend à l'entrée de la ruelle. Blake démarre tranquillement, ne roulant pas au-delà de la vitesse autorisée. Je cale mon dos dans le fond du siège, perdant mon regard sur les lampadaires qui défilent sur le côté. On ne se dit rien, Blake et moi. On n'a rien à se dire d'ailleurs, à ce moment-là. Il met la radio, une station de country qui va pas trop fort, j'ouvre le carreau pour avoir de l'air. Je devrais peut-être m'arrêter pour dégueuler, pour chialer, pour reprendre mes esprits. Mais j'ai rien perdu. Je suis pas paumé, je suis pas à la dérive, je suis figé. Tout est figé autour de moi et je peine à sentir la pluie s'écraser sur mon visage. On fait un détour par la zone de pêche où nous sommes déjà allés quelques fois, avec les collègues. On vérifie qu'elle est ouverte, qu'il n'y a pas de campeurs, que notre réponse sera crédible. On y est allés y'a trois semaines, on s'est dit qu'on raconterait cette pêche-là, si on nous demandait. Avec Blake qu'a failli se casser la gueule à la flotte. En fin de compte, je récupère ma cigarette entamée dans le petit cendrier de mon collègue, il me désigne l'allume-cigare du bout du doigt :
▬ Je sais, que je lui dis simplement. Quelques secondes supplémentaires disparaissent. Ma voix se casse et se reprend, comme moi : Je t'interdis d'en discuter avec Morrisson ou Collins, je te l'interdis, c'est compris ?

Il fait noir, mais je vois au gré des phares sa tête qui hoche à l'affirmative. J'arrive pas à m'endormir, et pourtant je suis épuisé. Dylan me demande si c'est fait, pas en ces termes, mais elle me demande quand même. Peut-être qu'elle imagine que le type allait se défendre, porter une arme. C'est le sentiment d'impunité qui met ces mecs-là en confiance. Ceux qui pensent qu'ils ont rien fait de mal, ils pensent pas une seconde qu'on va venir les défoncer dans un autre état. On fait un arrêt au sud de Micanopy, le temps que je me change et que je me débarrasse de mes vêtements. On passe non-loin de Mardanza Farms, je regarde tout ça de loin, pendant que Blake lutte contre le sommeil... Je suis le premier à m'endormir, heureusement. À un moment donné, mon front se pose contre la vitre et je perds pied. À peine deux heures plus tard, Blake s'arrête. On ne sort pas de voiture, à cause des caméras de surveillance dans les stations et je prends simplement le volant. Sur les petites routes, je m'en grille plusieurs pendant que Blake est allongé sur la banquette arrière pour dormir.

Il fait noir, enfin presque plus. Le jour commence à se lever. On fait finalement une pause arrivés pas loin de Miami.