— Ne sois pas bizarre... S'il te plaît, ne sois pas bizarre, cette fois...

C'est ce que je murmure d'une toute petite voix à mon reflet d'enfant, enfermée dans la salle de bain depuis un certain temps déjà. Les Cooper sont gentils et doux. Ce couple de quarantenaires s'était lancé sur le tard pour leur projet d'enfants, et comme ils n'y arrivaient pas, Mary et John Cooper s'était jetés dans cette difficile aventure d'être famille d'accueil. Ils avaient déjà adopté deux garçons, mais Mary regrettait de ne pas avoir de fille.

Quant à moi, c'était la quatrième ou cinquième famille qui m'accueillait, cette année... Du haut de mes récents huit ans, je ne comprends pas ce qui effraye tant les foyers où je ne fais que passer. Je suis le problème, j'en suis convaincue, c'est ce qu'ils répètent tous... Que je suis un problème. Pourtant, j'essaye de prendre le moins de place possible, transportant mes maigres possessions dans un sac poubelle. Toute ma vie tient dans ce pauvre sac noir, opaque, partiellement troué. Des vêtements qui ont vu plusieurs enfants avant moi, une brosse à dents usée, un ours en peluche raccommodé à plusieurs endroits, brodé de mon prénom. Il a toujours été avec moi, d'aussi loin que je me souvienne...

Toc, toc, toc...

— Charlotte ? Tout va bien, ma puce ?

Mary vient de toquer à la porte de la salle de bain, me sortant de mes pensées. Je me mets alors à bredouiller alors j'entends la poignée commencer à tourner et la porte s'entrouvrir sur Mary. Elle a l'air soucieuse et me demande si elle peut entrer. Les mains recroquevillées dans mes manches, j'acquiesce silencieusement et la laisse entrer. Elle prend le temps de s'accroupir devant moi, avec cet air grave sur le visage et je comprends...

— Ecoute, Charlotte...  Nous avons appelé Mme Foster... commence-t-elle, et je sens déjà mon coeur se tordre. Mme Foster s'occupe des placements des enfants comme moi, dans les familles d'accueil. Je ressens comme une profonde injustice et une nouvelle peur panique. Je sais ce qui est en train de se passer. On va m'enlever d'ici, je vais devoir aller ailleurs, encore. Je sens que ma respiration s'accélère, je sens mon coeur qui bondit dans ma poitrine alors que je gémis :

— Mais... Mais pourquoi... Je... je... je n'ai rien fait, Mary, je... pourquoi ? Vous... vous avez peur de moi ? C'est.... c'est parce que je ne suis pas sage ?

Les larmes commencent à dégringoler sur mes joues blanches. Un tas de questions se bousculent dans ma tête : pourtant j'ai fait tout ce que je pouvais pour ne pas être bizarre, pour contrôler ces moments où je ne suis plus moi. Le regard doux de Mary s'embue de larmes mais reste pourtant digne et fort quand le mien la supplie. Ses doigts s'approchent de mon visage et j'ai un mouvement de recul, alors cette dernière bat en retraite. Elle a déjà été témoin de mes pertes de contrôle, quand ses fils me chahutaient sans méchanceté. Alors j'ai peur, j'ai peur que ça soit ça, la raison...

— Mais non, trésor... Ce n'est pas toi le problème, bien sûr que non... Je suis... Elle humecte ses lèvres et son regard doit s'enfuir un instant pour trouver la force de poursuivre sans s'effondrer. Je suis malade... Très malade, tu comprends ? Et, je ne vais pas pouvoir m'occuper de toi... Et John non plus...

C'était injuste. Un femme aussi douce... Un couple aussi aimant... Frappé d'un malheur aussi injuste. le brouillard qui dévore mon esprit m'empêche de parler, alors que je la regarde, sidérée. Mary sourit mais son regard ne trompe pas : elle a peur, mais ses larmes restent captives de ses paupières.

— J'ai appelé Mme Foster pour la prévenir. Tu vas rester pour le réveillon avec nous et ensuite... Ensuite, il faudra que tu ailles dans une autre famille... Parce que je dois prendre du temps pour dire au revoir à la mienne... Tu comprends ?

J'aurais voulu rugir de colère, j'aurais voulu exploser et quitter mon corps, comme quand cela arrive et que je n'en garde pas souvenir. Mais à la place de ça, je me jette dans ses bras, lui soutirant un hoquet de surprise. Ses mains, ses bras m'ont alors enveloppée avec douceur. Nous sommes restées là, un moment, à pleurer ensemble... Même si ce souvenir est douloureux, je le chéris encore aujourd'hui...

C'est à ce Noël que Mary et John m'ont offert mon premier carnet de croquis... Et je ne passe pas un Noël sans dessiner quelque chose, sans une pensée pour eux. Et j'envoie toujours une carte à John, en fin d'année...

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