▬ Tu me les brises, tu sais que tu me les brises ? PUTAIN DE MERDE ! dis-je dans un beuglement alors que Marylou croise les bras sur sa poitrine en pleurnichant. Ses lèvres tremblent, pas de la peine mais des mots qu'elle prépare sans réussir à les sortir. On n'est pas morts, nous. Et j'ai pas eu la violence de le lui dire, comme ça, à vif. Putain, est-ce qu'on est pas vivants, elle et moi ? Elle nous a enterré y'a plusieurs semaines de ça, en même temps que notre fils et j'ai l'impression que jsuis le seul qu'a pas envie de rester six pieds sous terre. Je lui ai reparlé de la maison, celle qu'on avait vue pas loin du poste, elle a jeté le dossier, dressant un tapis de feuilles dans le salon. Elle m'a demandé comment jpeux penser à ça. J'en ai marre moi, de me ressasser toujours les mêmes images, les mêmes scènes, les mêmes paroles. Ça tourne dans ma tête comme si j'avais peur de les oublier, comme si mon esprit craignait que j'y pense pas assez, déjà. Si on avance pas, on va crever. Et moi, je me laisserai jamais crever. Je la toise, la considère de toute ma hauteur, la colère me fait battre le cœur plus fort, elle m'a repoussé, je sens encore ses mains sur mes épaules. Ses mots comme un mollard sur ma gueule alors j'ai dégagé la chaise d'un coup de pied, l'envoyant voler dans le buffet. La silhouette de Nonna se dessine derrière une porte, je l'aperçois et pourtant, jpeux pas aller la voir. Marylou reste prostrée là, elle se recroqueville comme une plante qu'on a oublié d'arroser. Finalement, j'attrape mon manteau en passant près d'elle : Tu me fais chier putain, avec tes grands airs. Et je claque la porte dans mon dos.

Rien ne changera finalement. Quand je rentre, elle dort. Je me mets dans le fauteuil quand elle est dans le canapé. Je me mets dans le canapé quand elle prend une chambre laissée libre. Parfois, je me dis que ça pourra pas continuer comme ça. Elle est jamais putain de contente, Lucia lui trouve des excuses à coups de c'est moi qui comprends rien, comme si je venais de débarquer sur un champ de bataille après le massacre. Fiore, elle est tracassée, je le vois bien. Je me sens à ma place nulle part, je sors, je rentre, je tourne, tout devient trop petit, tout est trop proche, je sais pas où aller pour me sentir bien.

Marylou a cette putain de facilité à cracher sur l'avenir, si bien que finalement, je me mets à accepter notre sort. J'en viens à me dire que c'est comme ça alors, que notre vie se dessine. Parce que je me résous pas à dire à Marylou que son comportement ne me convient pas, et j'ai quelque part foi qu'on pourra reconstruire quelque chose de différent ensemble. Elle ne dit pas qu'elle ne m'aime pas, c'est qu'elle doit m'aimer. Mais le quotidien me pèse. Je la sens malheureuse, je voudrais l'aider mais si je tends son regard vers demain, je suis apparemment qu'un connard sans cœur. Je me rends au cimetière tout seul, ou avec Lucia. Dès lors que je m'assieds sur le bord de la tombe de Renato, elle arrête de trouver toutes les excuses du monde à Marylou. Elle sait que j'ai pas besoin de conseils. Jveux juste avoir ma mère près de moi. Sentir sa présence, me réfugier dans son ombre silencieuse, ce sont des béquilles pour moi.

Les jours passent. Je trouve pas la force de dire à ma fiancée que nous nous retrouvons bloqués, tous les deux. Elle ne veut pas avancer, et je ne veux pas reculer. On se retrouve coincé dans un présent qui ne nous convient pas. Et on se dit rien, que des phrases assassines entre deux portes. Le ton monte, l'amertume déborde. Des fois, je me retiendrais bien de lui en foutre une, est-ce que ça la réveillerait ?

L'heure frappe à la porte, et entre. Je suis sur le balcon, je profite de la soirée clémente. À vrai dire, je suis pas certain de pouvoir me remettre debout. Lucia est sortie avec Fiore et les garçons et j'ai envie de disparaître dans un trou noir. Je souffle doucement, pour essayer de reprendre un peu de contenance. C'est comme des sortes d'absences, des moments où j'en viens à me dire « et finalement, pourquoi je me foutrais pas en l'air ? Et en fin de compte, y'a une voix au fond de moi qui sait que jsuis plus fort que ça. C'est comme des débats permanents entre le cœur qui n'en peut plus ; la raison qui dit que ça ira mieux et qu'il faut continuer ; l'abandon de trouver un coupable dans le miroir, un coupable qui peut pas vraiment se défendre et qui ne dira rien.

Se retrouver à chaque fois en face d'un constat d'échec où même les petites victoires semblent fades et disparaissent. C'est pas facile, me dis-je en cherchant ma bouteille du bout des doigts. Ma main malhabile cogne dedans, la fait trembler à peine deux secondes avant qu'elle ne reprenne une posture droite. Je soupire, m'appuie au balcon pour essayer de me remettre debout. Je me racle bruyamment la gorge, prêt à en découdre.
▬ Je vois que tu ne perds pas tes journées, ça sent depuis le trottoir, qu'elle amène en exagérant déjà. Je me racle à nouveau la gorge, passe la main contre mon visage en soupirant. Je m'en veux de faire ça ici, mais je me vois pas faire le poivrot dans un bar, qu'est-ce que diraient les gens ? Et puis, c'est à la maison, c'est moins grave. Elle traverse le salon en quelques enjambées pour me rejoindre. Tu crois que ça nous aide, de faire ça, que ça m'aide moi ?

Je fais un pas de côté en essayant de la rejoindre. Les sourcils froncés d'incompréhension, j'arrive jusqu'à elle. Je pose les mains sur ses joues, elle a un sursaut. Un sourire un peu fade envahit mon visage quand je lui annonce juste :
▬ J'en ai rien à foutre, que ça t'aide ou pas, d'accord ? Tu comprends, ça ?

Elle essaie de se dégager, mes mains se serrent plus fort sur son visage.
▬ Qu'est-ce que tu veux, bordel de merde ? marmonne-je soudain entre mes dents serrées, mon sourire de façade ayant totalement disparu. Jte dis... jte dis... que ça va aller, et jsuis le dernier des trous du cul en c'bas monde, et tu me laisses pas... être malheureux, putain.

Une vague de colère me prend, plus forte encore que l'envie de gerber. Elle écarquille les yeux, j'y vois de la peur, quand pour moi il n'y a que de l'incompréhension. Alors quoi ? Je peux pas nourrir assez d'espoir pour nous deux parce qu'il faut rester paralysés dans le présent ? Et jpeux pas juste être triste parce que ça m'empêche de m'occuper d'elle ? Qu'est-ce qu'elle veut ? Si elle me dit pas les choses, je pourrai jamais en sortir, on pourra pas s'en sortir. Alors pourquoi elle arrive juste pour foutre des coups de pied dans la merde, pourquoi elle arrive pour remuer les couteaux dans des plaies béantes, et pourquoi elle me dit rien ? Alors dis-moi, qu'est-ce que tu veux ?