La dernière cigarette de la journée.

Bientôt l'heure de dormir, Nonna est couchée depuis un petit moment quand je sors. L'histoire avec Nino me contrarie toujours, et d'autant plus que tout le monde semble croire que ce ne sont pas mes affaires. Mais c'est mon petit frère, qui va le protéger si je ne le fais pas ? La pluie tombe à seaux à l'extérieur, j'aimerais pas être le pauvre con coincé dehors sans parapluie. Je m'appuie sur l'embrasure de la porte en tirant de longues bouffées, ce que j'ai peu l'occasion de faire d'ordinaire. Il dit qu'il ne me l'a pas annoncé pour l'argent, qu'il n'attend rien. Qu'est-ce que je peux faire moi alors, avec sa mioche ? Je pince les lèvres et accepte que les choses vont peut-être changer, finalement. Je n'ai pas peur du changement, enfin je ne pense pas avoir peur du changement. Chaque fois qu'il s'est présenté, je me suis contenté de l'accepter et de faire avec. Mais là... c'est différent.

Un claquement brise la musique de la pluie, je regarde autour de nous sans avoir eu l'impression de rater un éclair. J'ai l'impression d'un coup de tonnerre ou d'un coup de feu, mais je ne vais pas appeler les collègues parce que si c'est un vulgaire pot d'échappement, je vais en entendre parler jusqu'à Noël. Je soupire lourdement et rentre pour choper un pantalon que j'enfile rapidement à la place de mon bas de pyjama. Je mets mes chaussures et passe ma ceinture. Pas vraiment la peine de mettre une chemise, je ne vais pas totalement me rhabiller non-plus. J'enfile ma veste et quitte l'appartement après avoir enfermé Nonna, qui a une clef de toutes façons. J'ai oublié ma cigarette dans le cendrier. Bordel ! Je passe dans le couloir jusqu'à sortir devant l'immeuble. Je croise les bras, lance quelques œillades pour vérifier que personne ne fait le con dans la rue. Je ne sais pas ce que c'était mais c'est terminé en tout cas.

Finalement, des cris terminent d'attirer mon attention. Apparemment, un mec est poursuivi par un groupe. Mais c'est cet idiot d'Alec ! Dans une sacrée chute, il fait tomber la poubelle des voisins qui roule sur quelques mètres. Je braille mais sans surprise, ça n'a aucun effet. Dans quel pétrin il s'est encore fourré ? Pas le temps de remonter chercher une arme donc je me lance à leur poursuite. Alec me paiera cette course nocturne sous la pluie une autre fois ! Je me presse, regrettant quand même de ne pas m'être joint à Collins quand elle avait proposé une petite course la semaine dernière. Je me retrouve devant les grilles d'un immeuble qui n'est plus habité depuis des années. Des problèmes de sécurité avaient déjà engendré plusieurs accidents puis il y a une dizaine d'années, le propriétaire a perdu son procès, les locataires se sont barrés et finalement, personne n'a acheté l'immeuble qui aurait coûté trop cher en réparations. Sous les assauts de la pluie, des traces de sang sur le sol commencent à s'effacer. Je passe les deux parties du portail qui menacent de se casser la gueule et j'avance prudemment vers l'entrée du bâtiment. C'est maintenant qu'il me faudrait un téléphone, et mon arme. Mais je ne peux décemment pas abandonner Alec à son sort... et puis si on crève tous les deux ici, ça résoudra pas grand chose non-plus. J'entre prudemment dans la cour et monte les premières marches vers l'entrée...

Des pas se font entendre dans les étages, je ne pense pas qu'il y ait tout le groupe parce que ça ne fait pas le boucan de dix bonhommes en train de courir partout. J'entre dans le hall en poussant la porte de loin et passe ensuite simplement la tête. Vu la rouste que je me suis pris une paire d'années, je n'ai pas envie d'avoir dix connards sur le cul en train de me refaire la face. Et aussi, ils sont armés, moi non. Même pas ma plaque. J'entre à pas de loup en me disant que je trouverais peut-être Alec avant de tomber sur eux, tout simplement. Ou on pourra parler, je suis pas mauvais pour négocier en temps normal, même si ça se fait au prix de mes cordes vocales. J'inspire doucement et m'accroupis, le temps de réfléchir trois secondes. Si je fais demi-tour pour retourner chez moi, on retrouvera le cadavre d'Alec dans un coin de cette baraque de merde dans quatre à six semaines et je n'ai pas envie d'assister à son autopsie. Si je reste là, je fais avec les moyens du bord : aucun. Je pousse la première porte, offre une mine dégoutée à l'odeur de poussières et de saleté qui règne un peu partout, même les squatteurs ne viennent plus ici. Je pousse les portes du bout des doigts pour progresser prudemment malgré tout. J'ose espérer que vu le troupeau que j'ai croisé, je les entendrai avant d'arriver dans la même pièce qu'eux. Si j'ai le temps d'en placer une, j'aurai qu'à rappeler que c'est un aller sans retour pour ceux qui tuent un flic. Ça devrait avoir un effet dissuasif... je quitte ce qui fut j'imagine un salon pour pénétrer dans une chambre et lève les mains devant moi quand une ombre se dresse, armée. Alec, putain !
▬ Je rêve ou tu allais me défoncer la gueule ? dis-je quand même énervé mais essayant de maintenir un niveau sonore bas. J'écarte les bras mais suis rassuré de le voir toujours vivant. Le plancher craque de partout et des pas se font entendre pour faire écho aux appels que les hommes semblent se lancer dans les étages supérieurs. Il semble soulagé de me voir, j'imagine bien ce qu'il serait advenu si ça n'avait pas été moi. Des fenêtres brisées laissent le chant de l'averse nous rejoindre alors qu'Alec recule contre le mur. Je pousse la barre de fer du pied, dans l'idée de la récupérer dès qu'on devra bouger. Sait-on jamais, ça pourra servir. Je viens contre lui pour regarder la blessure. Il presse naïvement la main contre son épaule et je viens contre lui en râlant :
▬ T'aurais pas dû venir... qu'il me lance et je lève les yeux au ciel sans prêter réellement attention à ce qu'il me dit. Fallait y penser avant de se rouler par terre dans ma rue avec une petite armée à tes trousses. Je déchire le maillot en lui soufflant simplement un :
▬ Rah la ferme, pendant que je vérifie si la balle est ressortie de l'autre côté. Je passe la main contre l'omoplate en pressant mes doigts contre la peau pour chercher un point de sortie. Bordel, y'en a pas...
▬ S'il te plaît... qu'il me dit. On arrête de rire, j'aime pas son expression. On sait tous les deux que c'est une situation merdique et c'est facile de comprendre qu'on parle pas d'une petite bande à qui Alec a piqué dix dollars. Ils le cherchent, ils lui ont tiré dessus en pleine rue, ils veulent le tuer de toutes évidences. Reste pas là... tu dois partir... finit-il avec inquiétude. Il s'inquiète vraiment pour moi, comme si j'étais un civil entré par erreur dans son monde. Je continue d'ausculter son épaule en fronçant les sourcils.
▬ La mauvaise nouvelle, c'est que tu n'as que moi pour l'instant. Et jsuis pas armé. Je me mords la lèvre en posant mes mains à mon tour sur sa blessure. Et l'autre mauvaise nouvelle, c'est qu'on doit extraire la balle de ton épaule avant qu'elle ne se balade et ne te tue. Et jsuis pas médecin. Donc tu bouges pas. Je jette un coup d'oeil au-dessus de mon épaule. Et va falloir être discrets si on ne veut pas se prendre une balle dans la nuque. Si seulement je pouvais récupérer un flingue... si on pouvait au moins sortir d'ici... on n'est pas très loin du hall d'entrée. Je peux pas retirer la balle avec mes doigts sans risquer de faire pire que mieux. On va tenter une sortie.

Les possibilités sont réduites pour Alec : ou on sort et la balle se met à bouger, auquel cas il risque de mourir, ou on reste ici et ses nouveaux amis nous mettent la main dessus et nous logent à chacun une balle entre les deux yeux. Ça pue quand même pour lui, considérant que je n'ai pas d'alcool et rien à chauffer pour m'occuper de sa plaie, ni d'arme ou de plaque pour avoir une chance de repousser ces trous du cul. La seule chance qu'on puisse avoir pour sortir d'ici serait qu'ils se lassent ou qu'on puisse se barrer doucement tant qu'ils sont dans les étages... Je regarde la plaie pour essayer de jauger la profondeur de la balle dans son épaule en suggérant qu'on essaie de sortir de cet immeuble. En plus, il me filait déjà des pétoches quand on était petits, j'ai pas envie qu'il se casse la gueule sur le coin de mon nez.

Soudain, le jeune homme attrape ma main, je lève le regard contre le sien pour chercher à savoir à quoi il joue. D'accord je suis pas secouriste mais il est hors de question que je le laisse crever ici pendant que je rentrerais tranquillement chez moi prendre ma douche.
▬ Gabriel, s'il te plaît, pars... reste pas là, me supplie-t-il pour ainsi dire. Je me fige l'espace d'une seconde, ne comprenant pas cet empressement. En fait, ce serait même à moi de lui dire ça en temps ordinaire. Sourcils froncés, je ne lui réponds pas tout de suite et essaie de me concentrer sur la plaie mais avec le sang qui coule, je n'y vois pas grand chose.

▬ Je ne me pardonnerai jamais s'il... s'il t'arrivait quelque chose. Il y a trois mois, j'étais un pauvre con qui le prenait de haut et savait tout sur tout, hé ben, y'a de l'évolution ! Je lui souffle un simple « shhh » le temps de passer mon doigt sur le point d'entrée. J'étais prêt à aller au lit, j'imagine que ça aurait pu être pire en terme d'hygiène sur les mains... Gardant une main sur la blessure d'Alec, je pose l'autre contre sa nuque et exerce une légère pression pour l'amener davantage à moi. Je lui souris pour le rassurer même si la situation reste mal barrée malgré tout. Mais on a pu sauver un mec qui s'est fait arracher une jambe, je vais bien pouvoir sortir Alec de cet immeuble pourri pour appeler les secours.
▬ Tu pisses le sang dans un immeuble de merde poursuivis par une bande, et t'as le culot de t'inquiéter pour moi ? Je me fige quelques instants avant de me dire qu'il me manque une information primordiale quand même... Qui te poursuit, Alec ? Et me dis pas que tu sais pas ; ou blessé ou pas blessé, jt'en fous une.

La police n'a jamais été une vocation pour moi. C'était surtout une façon pour moi de me rapprocher de l'affaire de mon père et de subvenir aux besoins de ma famille. Je ne pense pas que je pourrais donner ma vie pour l'uniforme, j'en suis même à peu près sûr. Ce sont les gens qui m'intéressent davantage. Je ne sais pas ce que je laisserais derrière moi, pas ce sens de l'honneur dont se gargarisent mes collègues. Quand je les vois parler de générations de flics, ça me laisse de marbre. L'un d'entre eux a probablement arrêté Nonna dans ses grandes années de rébellion et on leur a probablement jeté des trucs un soir ou deux. Mon père était gentil avec eux, sans doute qu'ils pensaient qu'ils le protégeraient en cas de problème. Il avait souvent une cafetière derrière le bar, pour tenir le coup. De temps en temps, il leur payait un coup à boire. Ils ont pas hésité à dire que c'était une racaille qui truandait et que c'était ce qui l'avait amené dans le trou.

La police n'a jamais été une vocation pour moi. Et je suis pas prêt à mourir pour mon pays. Je fais mine de ne pas entendre ce que me dit Alec. Je n'ai pas vraiment à faire à ce genre d'individus, mes interlocuteurs sont peu nombreux et concis. Une information, une requête, une somme et c'est terminé. Je ne suis pas comme eux et ça ne m'intéresse pas de faire semblant de faire partie de leur monde, jveux pas y être mêlé. Mais je ne suis pas un lâche, et même s'il a un petit caractère de merde, je ne veux pas laisser Alec ici à son triste sort. C'est ce que tu veux Alexander, être sur la prochaine édition du journal à la rubrique des faits divers ? Tu veux aussi être une petite racaille victime d'un règlement de compte ? C'est ça que tu veux ? Tu me repousses, je reviens près de toi. Peu enclin à faire un trait d'esprit ou un peu d'humour, je serre les dents et lâche finalement :
▬ T'es l'homme de la famille pas vrai ? Mon regard croise le sien, la main ensanglantée se pose sur sa joue pour qu'il ne puisse pas détourner son regard du mien : Arrête de chialer comme une gonzesse. Ma main glisse finalement autour de son menton alors que je lui annonce, histoire que ce soit bien clair : Un Mannoia ne se sauve pas.

Finalement, je me redresse pour écouter sa petite histoire. Je passe nerveusement mes mains l'une contre l'autre au fur et à mesure qu'il passe à table : Les Bones & Ashes, super. Je tâte à nouveau mes poches de pantalon, vides. Même pas une putain de chemise, j'aurais dû sortir armé. Je lui lance un regard chargé d'un jugement sans concession. C'est manifestement plus que quelques services, je ne devrais pas pouvoir le blâmer parce que je suis mieux placé que quiconque pour comprendre. Moi aussi, j'ai grandi avec une dette autour du cou. Même si elle n'engageait pas que moi personnellement, c'est elle qui a aussi en partie guidé mes choix.

▬ Et ce n’est certainement pas le minable petit salaire que j’me fais au garage qui va m’aider…

Je pince les lèvres et me prive de commentaire. Finalement je lance une oeillade vers l'entrée que j'ai moi-même empruntée pour venir ici.
▬ C’est pour ça que tu dois partir. Laisse-les terminer ce qu’ils ont commencé…qu’on en finisse…
▬ Quelle mauviette putain... rage-je en lui attrapant le bras. T'es un homme ? Comporte-toi comme un homme. Tu veux pas de ma pitié, très bien. Les pleutres, je leur crache à la gueule, est-ce que je risque ma vie pour un pleutre ? J'attends une réaction puis reprends : Non ? Très bien, serre les fesses dix minutes et sortons d'ici vivants.

Des pas font grincer le plancher derrière nous, je me retourne brusquement pour faire face à quatre bonhommes forcément mieux équipés que nous. Jsuis

▬ Tiens tiens, te voilà. Perspicace avec ça. Mon regard observe le couteau, la longueur de la lame tout en vérifiant que l'un des trois autres vienne pas nous prendre à revers. Si on se prend un coup avec ça, pas sûr qu'on réchappe à l'hémorragie. Où sont passés leurs flingues ? S'ils ont été stupides pour vider leurs chargeurs dans la rue, on a clairement une chance, ou ceux qui possèdent les armes sont simplement plus loin. La chance qu'on peut avoir, c'est de ne pas faire de bruits s'il n'y a pas de coups de feu. Super, on va crever silencieusement. On dirait que tu t’es trouvé un p’tit copain Redfield. Dégage de là papi, t’es pas concerné. Sauf si tu veux qu’on te fasse ta fête ? ça peut s’arranger tu sais. J'entends encore Tommaso me recevoir la semaine dernière : Pas d'émotions fortes, pas trop d'efforts... Putain, jvais faire un arrêt cardiaque avant que l'un de ces abrutis n'approche.
▬ Justement, on avait besoin d'intimité. Je fais un pas en avant pour me placer devant Alexander. Mon regard glisse sur la barre de fer qu'il a laissé tomber quand je suis arrivé. Faudrait juste que j'aie l'occasion de m'en saisir... Police de Miami, vous êtes en état d'arrestation. Posez vos armes, il n'y aura pas d'autres sommations.

Pourquoi ils ne font pas comme dans les films, un à la fois ? Padre nostro, che sei nei cieli, sia ancora santificato il tuo nome... Concentré sur le couteau, je ne peux parer un coup de barre et me contente de lever le bras pour protéger mon visage. C'est ma cage thoracique qui prend, me coupant net tout souffle. Je tombe en arrière, oh bordel ! Je prends une longue respiration, juste à temps pour sentir des coups pleuvoir sur mes jambes et mon dos. J'ai déjà vécu cette scène, je serre les poings, continue d'essayer de protéger ma nuque et ma tête. J'ai déjà vécu cette scène, une sorte de grosse main appuie sur ma bouche espérant une accalmie pour me lever vers eux avec l'énergie d'un diable. Les coups ralentissent quand mes yeux aperçoivent la barre de fer glisser sur le plancher pourri. D'un geste hâtif – tu m'étonnes – je saisis la main d'Alexander et me remets debout. Putain de merde. Je me redresse sensiblement et fais une grimace de douleur :
▬ T'as ramassé tes couilles, c'est bon ?

Je considère les deux hommes au sol et ceux qui sont en face de nous. Je tends les bras en arrière – et ça fait mal – pour faire tomber ma veste derrière moi. Je la rattrape avant qu'elle ne touche le sol et je la fais rouler autour de mon bras. Je suis certes torse nu mais la veste ou rien, ça ne change pas grand chose en terme de protection. Avec ma veste autour de mon bras, j'aurais de quoi me protéger d'un coup de couteau. Je fais le premier pas vers notre nouvel ami, gardant de vue celui à ma gauche. Heureusement qu'Alec est habile parce que sinon je me faisais broyer le bras et la tête. J'ai mal à la nuque, et mes dents ont claqué contre ma lèvre. Je dois récupérer le couteau...

Lorenzo, Lorenzo... J'inspire profondément en regardant les hommes en face de nous. Ils ne réagissent à rien, pas d'hésitation à quoi que ce soit. J'aurai moins de scrupules à leur éclater la gueule en m'étant identifié comme un flic, mais surtout j'aurais espéré qu'ils s'en aillent, qu'ils se disent que ce n'était pas ce terrain sur lequel ils voulaient s'aventurer. Parfois ça part trop loin et il y a des cibles qu'on a forcément pas envie de toucher.

Comme moi, finalement. Je sais toujours jusqu'où je peux aller, et avec qui. Il y a des limites qu'il ne faut pas franchir. Et à Miami, il ne faut pas s'attaquer à la police. Je ne suis pas le garant de notre protection, et il arrive qu'il y ait des échanges de tirs, et on n'a jamais accepté de laisser courir les criminels de la ville. Mais il ne faut pas s'attaquer à la police. J'ai même pas de chemise, bordel.

Si je m'en sors, je m'en occuperai. Je m'occuperai d'eux d'une façon ou d'une autre. Ou alors je ne m'en sortirai pas, et c'est le Seigneur qui réitère son appel. Peut-être que normalement, il y a deux semaines, j'aurais dû crever là-bas, dans cet appartement. C'était un appel, et je n'y ai pas répondu. J'avale ma salive avec un goût dégueulasse dans la bouche. Au départ, c'est une sorte d'anxiété puis vient l’arrière-goût métallique et désagréable du sang.

Pas d'autres sommations. Tout est le rappel de la cloche qui sonne. La cloche sonne. Tout est douloureux sur moi, et en moi. Finalement, l'accalmie arrive quand Alexander parvient à me débarrasser de mes assaillants. Peut-être que j'aurais dû suivre ces cours de self-combat à la con auxquels la Lieutenant avait souhaité nous inscrire. Je dois protéger mon visage, et mes organes vitaux. J'aimerais aussi sauver ma gueule, quand même.

Un « pas de quoi » m'extrait de la parenthèse qui était en train de m'avaler. Protéger les organes, le cou, le visage... D'accord.. Le second homme me sourit, je sais pas pourquoi. Un excès de confiance en soi ? La stupidité ? Je lève le bras devant mon visage, essaie de le désarmer. Nous nous croisons, je sens un fil doigt aiguisé me caresser le dos. Un râle de douleur m'échappe et je me retourne, faisant fi de cette sensation chaude et froide contre ma peau. Mes doigts prennent son poignet et nos regards se croisent une seconde. D'un mouvement sec, je lui mets un coup de front dans le nez et garde sa main dans la mienne pour l'éviter de tomber ou reculer et reprends encore une fois. Ses doigts s'ouvrent doucement, plus franchement au troisième coup. Les miens prennent la lame et je plante où je peux, dans sa cuisse en l'occurrence. Bordel la fémorale. Si je la retire il va se vider de son sang.

Alors je la reprends. Sur ma gauche, Alec semble à son tour en mauvaise passe et je prends un bref élan pour mettre un coup de pied dans le visage de l'assaillant pour le faire partir en arrière. Gardant la première lame en main tout de même, j'approche d'Alec et passe mes doigts sur son cou pour vérifier qu'il n'y a pas de sang. Par contre son bras est dans un sale état, mais le muscle ne paraît pas avoir été touché. Je regarde soudain la lame dans ma main. N'est-ce pas ce qu'il nous manquait pour réussir à extraire la balle, finalement ? Je coince la lame entre mon pantalon et ma ceinture et grimpe au-dessus du Lorenzo :
▬ T'es armé, t'as un pétard ? Combien vous êtes ? Comment vous communiquez ?

Je tâte sa ceinture et ses poches à la recherche d'une arme à feu, ou d'un téléphone. Se faisant, je jette une oeillade rapide vers mon jeune ami qui est toujours allongé au sol. Je lui prends aussi son propre couteau et le coince également dans ma ceinture avant d'empoigner Alec sans vraiment de douceur sous l'aisselle pour le contraindre à se remettre debout.
▬ Allez, viens par ici... T'as besoin d'une ambulance...

▬ Espèce de merde, dis-je simplement alors que notre assaillant se retrouve désormais au sol. Le « Corbeau » va devoir chanter à un moment donné aussi. Je me redresse, sentant la caresse de la lame contre mon dos qui me gêne, bien que je ne pense pas que la blessure soit bien profonde. C'était bien la peine de protéger ma gueule et mes organes vitaux pour qu'un bâtard m'attaque dans le dos... Bones de merde. J'essaie de remettre Alexander sur pieds pour qu'on puisse lui trouver une ambulance, parce que je crois que les prochaines minutes vont être cruciales si on n'enlève pas la balle. Ou je devrai le faire moi-même, et il va pas apprécier.

Il continue de pleuvoir comme vache qui pisse, à l'extérieur. Toujours ces assauts de l'eau contre les planches qui bloquaient les fenêtres contre les squatteurs, les hurlements de l'orage naissant et cette ombre au-dessus de nos deux têtes. Mon souffle se suspend et je repousse Alexander sur le côté, me laissant tomber à l'opposé. Entre nous, une batte cloutée s'abat et fait craquer davantage le sol. Le reflet d'une lumière artificielle contre mon crucifix qui pend inlassablement à sa chaîne, mon regard passe une seconde dessus et ma main retient la batte, mes doigts glissant maladroitement entre les obstacles métalliques. La paume de ma main en sent bien les assauts et je ne tiens pas l'arme assez longtemps pour que les clous traversent ma main. Juste le temps de frapper d'un coup sec le tibia du type. Une fois, il demeure debout. Deux fois, comme pour défoncer une porte. Un genou au sol. Ma main abandonne la batte, et je me dois de laisser Alexander. Mon poing se serre pour s'abattre contre le visage partiellement dévoré de l'obscurité aléatoire. Entre deux éclairs, deux pupilles déterminées me fixent. Je fonds sur l'individu et m'assieds sur sa cage thoracique, sautant un coup sur place pour le priver de souffle. Son poids me frappe les côtes alors je tape la tête. Encore, encore, encore, et encore. Jusqu'à sentir ses coups sur mes putain de côtes qui ralentissent. Et qui s'arrêtent. Mon poing tremble, je me mords la lèvre. Mes lèvres sont serrées et j'inspire profondément par le nez en le regardant là, sous ma main.

▬ Allez au diable, enfoirés de Ashes & Bones ! Je remets un coup dans le visage, histoire d'être bien sûr. Sûr de quoi, j'en sais trop rien. Ah, et t'es en état d'arrestation. Connard. Je me lève d'un bond et regarde Alexander. Je prends son bras qui n'est pas touché et passe ma tête dessous pour qu'il reprenne appui sur moi. Lève ton cul, putain, Alexander !

Un râle de douleur s'échappe de tes lèvres alors que je t'encourage sans douceur à te bouger pour qu'on puisse se sortir de là tant qu'on est encore à peu près en un seul morceau. Je pourrais en rajouter une couche mais je sens que tu fais déjà ce que tu peux alors je me contente de t'aider du mieux que j'ai pu. Je te remercierais peut-être si on sort d'ici et que je garde pas une cicatrice dégueulasse dans le dos. Ça me tire, pas comme si j'étais coupée en deux sur la longueur mais quand même, mon adrénaline ne me permet pas de mettre de côté les putain de coups que j'ai reçus. Pourtant, j'avais bien eu la leçon la première fois, on n'intervient pas seul quand on ne fait pas le poids. C'est même pas une putain de question d'égo en plus. Je tiens plus à ma vie qu'à ma fierté, à vrai dire.

Un long soupir de soulagement quand on quitte la pièce, enfin ! Maudit appartement, maudit immeuble, maudit et qui mériterait d'être rasé ! Je marmonne en italien quand tu te tournes. Je te demande, fatigué, de marcher droit... Moi-même, je sens que la fatigue me prend, les crampes me rappellent les coups.
▬ GABRIEL ! ATTENTION !!!

Mais bordel ! Le corps d'Alec sur le mien me fait perdre l'équilibre et au moment où une balle fuse, le parquet se déchire comme une feuille de papier dans un long craquement. Ma bras essaie de saisir quoique ce soit pour essayer de nous rattraper mais nous nous effondrons lourdement plus bas. Un nuage de poussières camoufle les derniers maigres rayons de lumière pour nous glisser dans une obscurité totale, à la fois inquiétant et quand même sécurisante, considérant qu'on peut pas nous plomber à l'aveugle. Je lève les yeux sur le néant et soupire lourdement.
▬ Eccellente, ils n'auront même pas besoin de nous enterrer. J'espère que t'as pas osé crever dans la chute ? dis-je en espérant vraiment une réponse. Je me racle la gorge pour ne pas tousser et faire trop de bruits. La poussière qui vole partout me pique les yeux, mon corps est douloureux, je suis d'ailleurs toujours allongé au sol, face contre terre. Mon bras se tend sur le côté pour essayer de  toucher Alexander qui ne répond pas. Alexander ? Cette fois, je m'inquiète. Je me mets à quatre pate et le chercher à tâtons. Je touche son tibia et remonte à la hâte jusqu'à sa cage thoracique et son visage que je secoue doucement. Alexander ? Oh, Alec ? Bordel. Je cherche un pouls contre son cou, colle ma tête contre sa poitrine sans rien entendre. Ah non ! Je me redresse sans savoir si tout est bien à sa place, mon épaule et ma jambe gauche sont douloureuses. Mes yeux me brûlent, j'ai l'impression que ma tête est un bocal avec lequel on a joué au foot. Je joins mes mains ensemble et entame un massage cardiaque puis amène ma bouche pour la sienne pour lui insuffler de l'air. Allez, allez, Alexander ! Accroche-toi, dis-je en continuant mes mouvements, sans presser aussi fort que je le voudrais pour pas causer de dommages supplémentaires à la cage thoracique. Bouffée d'air. Massage. Pense à ta sœur, pense à ta mère. Bouffée d'air. Massage. Alexander, putain... Bouffée d'air. Massage. Allez, me fais pas ça... réagis...

Ma main attrape l'épaule du jeune homme sitôt je le sens respirer, pour éviter qu'il ne bouge s'il est  blessé. Il pourrait avoir des dommages sérieux que la panique n'aiderait pas. Tourné vers moi, je sens sa respiration ralentir progressivement et je lui chuchote juste de ne pas faire de bruits, mon regard clair fouillant les alentours et le cadavre des lattes de bois au-dessus de nos têtes à la recherche d'un assaillant qui chercherait à finir sa basse besogne. Il tousse encore, moins fort. Nos regards se croisent et ma main relâche son épaule alors que je lui chuchote que ça va aller, soulagé qu'il ait survécu jusqu'à là. Il va aussi falloir s'occuper des autres blessures rapidement, ou cette victoire ne sera que de courte durée.

Je me redresse péniblement et évalue la profondeur de l'endroit. Un escalier à moitié démoli mène à une porte condamnée, il va falloir la défoncer au risque d'empirer les dégâts ou essayer de grimper... Je tourne une oeillade vers Alexander qui ne pourra pas fournir cet effort-là vu l'état dans lequel il se trouve. Et moi, comment je vais expliquer que je suis sorti sans maillot, avec une simple veste que j'ai abandonnée pour essayer de me protéger d'une attaque au couteau ? Je soupire, passe ma main dégueulasse contre mon visage le temps de bien peser la situation.

▬  Merci. Je me retourne, baisse les yeux sur lui. T’aurais dû me laisser et te tirer…
▬ Raaah, la ferme, que je réponds simplement d'une voix basse. Je fais encore quelques pas puis cale mes mains derrière ma nuque. Je souffle un bon coup, songeant que j'ai plus de chances de crever d'une hépatite ou d'une foutue crise cardiaque que d'une balle dans la tête à cet instant. Je fais quelques pas en rond, démuni face à l'attitude d'Alexander à mon encontre. Parce que je peux bien comprendre l'intention mais que je ne suis pas de ceux qui doivent être protégés. Ça ne me ressemble pas, ce n'est pas moi. Je viens près de lui, songeant que s'il vient à perdre connaissance de nouveau, je ne sais pas comment je le ferai sortir de là. Je pose un genou à terre et pince les lèvres. Écoute Alec... On sait tous les deux par quoi t'es passé, et que ça a pas été facile... Ma main vient enserrer son menton, enfonçant mon pouce dans une joue et mon majeur dans l'autre. Mais m'oblige pas à te mettre une claque dans la gueule pour te redonner un peu la rage de vivre, d'accord ? Je vais te sortir d'ici, t'imprimes ? T'imprimes ? Mon regard reste enfoncé dans le sien, brillant dans la pénombre.

ll détache ma main de sa joue, je soupire en desserrant ma prise, jugeant qu'il devait sans doute avoir compris le message.

▬ J’n’ai pas dit que je voulais mourir. Mais j’refuse que tu mettes ta vie en danger pour la mienne…

J'esquisse un sourire, un peu fatigué par la situation qui ne semble pas avoir d'issue immédiate, et parce que son inquiétude a quelque chose d'attendrissant. Ma main lui met finalement une tape sur la joue puis glisse contre sa nuque. Mes prises de risque sont toujours contrôlées, elles l'ont toujours été. Même quand je m'énerve, et même quand Justice doit être rendue. Il y a toujours un contrôle, parce que je suis un mec malin et que je suis un mec raisonné, et que ce que je mesure ce n'est jamais la possibilité de m'en sortir. C'est une balance permanente entre le bénéfice, la nécessité, le besoin ; et le risque.

Et quand j'ai vu ces abrutis qui courraient, quand j'ai vu Alexander, bien entendu que le risque en valait la peine. Il a beau être complètement entêté, et buté, et rancunier, … que ça n'empêche pas que ce n'était pas possible de le laisser dans la merde. Je lève les yeux sur le décor qui nous entoure, sans en capter encore tous les détails mais je laisse échapper, comme si je parlais pour moi-même :
▬ Je crois que c'est trop tard... Je devrais lui dire de regarder mon dos, mais je pense pas que la blessure soit plus que superficielle. En revanche, je pose les mains contre l'épaule d'Alexander, il va falloir regarder ça de plus près, surtout si elle n'est pas sortie. Sans plus de commentaires, j'arrache le vêtement pour avoir un peu plus de visibilité sur la blessure. Je me mords la lèvre inférieure et me penche plus près sans trop trifouiller pour éviter de le faire souffrir inutilement. Va quand même falloir qu'on s'occupe de ça... Va falloir que j'y foute les doigts, Alec. Et pas comme on voudrait, ajoute-je pour le faire sourire. Avant qu'il ne gueule.

▬ C’est pas beau hein ? Mon regard croise le sien. Y'a une balle là-dedans, et même si je la retire c'est pas dit qu'il survive à une hémorragie que je saurais pas stopper, ou une septicémie. Bien entendu que c'est moche, j'arrive pas à évaluer les chances que ça se passe bien. Je pince les lèvres quelques secondes puis lui chuchote comme sur le ton de la confidence:
▬ Je me suis fait tabasser une fois... j'étais comme toi, jeune et stupide. Finalement mon regard part en quête de quelque chose... Il y a des morceaux de bois pas très cleans qui se baladent autour de nous, suite à notre chute et l'effondrement de l'étage supérieur. C'était moche, aussi, les médecins ont demandé à ma grand-mère si fallait me garder en vie si je... tu vois ? Je prends un morceau de bois, le pose dans la main d'Alexander. J'étais dans le coma, j'étais cassé de partout. Mon regard cherche le sien. C'est jamais foutu tant que c'est pas vraiment foutu, compris ? Maintenant fous ça dans ton bec et serre les poings.

Jamais foutu tant que c'est pas foutu. C'est sans doute con dit comme ça, mais c'est ce à quoi je crois. Ce qui a été le plus dur pour moi, ça n'a même pas été de rester en vie comme une grosse patate pendant que les autres prenaient les décisions, ça a été le réveil. Quand j'ai découvert que j'avais changé. Mes mouvements étaient pénibles, mes muscles étaient minces, j'avais des difficultés pour toi. Je crois que j'ai été ignore les semaines durant ma convalescence, enfin davantage que d'ordinaire. Mais j'ai toujours eu à coeur de pas me laisser crever, pas me laisser aller. Quand Orazio me proposait qu'on aille marcher, putain j'avais pas envie de me lever mais je le laissais m'aider pour qu'on sorte marcher. Je bouffais quand j'avais carrément pas envie de bouffer, ça me rendait malade de me sentir plus vulnérable que Orazio et Nino, mais... Jamais foutu tant que c'est pas foutu.

Je le pousse pour qu'il s'allonge et viens me positionner au-dessus de lui. Je cale mes genoux contre ses avant-bras et me penche tout contre lui pour accéder à son épaule. L'extrémité de mes doigts effleurent le point d'entrée et vérifient bien qu'il n'y a pas de sortie, je sais pas pourquoi je vérifie. Et j'entre les doigts dedans pour essayer d'atteindre la balle... Mon visage décrit une sorte de grimace alors que j'insiste, glissant entre les chairs meurtris, je pèse de tout mon poids contre lui pour éviter qu'il ne bouge et lui répète : Bouge pas, j'y suis presque, j'y suis presque...