« Bonjour, maman.

Un silence s'installe au téléphone mais je sais que je suis toujours en communication parce que j'entends son souffle à l'autre bout de la ligne. Elle est en colère, elle semble en permanence en colère contre moi alors que nous ne parlons pas de ce qui la fâche. Elle ne m'appelle même pas Siham. Je ne trouve pas la force de lui écrire alors parfois, je demande dans mes longues lettres à Mohamet, je lui demande de lui glisser une bise. Mohamet aussi est habité par une rage sans pareille, je la devine dans ses réponses. Il ne les a pas pardonnés, il écrase les lettres sur le papier, fait même parfois des trous.

▬ Tu es loin... souffle-t-elle finalement.
« Je suis loin, dis-je en résonance pour qu'elle se sente soutenue dans ce qu'elle dit, pour essayer de maintenir le mince fil qui existe entre elle et moi. Ce n'est pas par amour que je l'appelle mais plutôt par devoir, pour honorer ma mère qui n'a jamais levé la main sur moi. Comme si cette absence de violence valait la même reconnaissance qu'une caresse, ce n'est pas le cas. On ne peut remercie de n'avoir point souffert de coups. On ne peut remercier de n'avoir saigné. C'est indécent.

▬ Il ne peut pas te parler, continue-t-elle, elle ne m'apprend rien de nouveau. Souvent, je me suis demandé s'il était mort. Je crois qu'il l'est. La maison est toujours là mais lui, c'est comme s'il avait disparu du jour au lendemain. Il n'aurait rien supporté, n'aurait pas supporté ni ma voix ni mes mots alors je préfère son silence. J'ai prié pour lui, comme on prie pour un chien sous la pluie, avec pitié et distance. Je lui réponds que je sais et me mords finalement la lèvre. Je voudrais parfois lui glisser un mot de ma vie ici, sentir son intérêt, sentir qu'elle accepte qu'une page se soit tournée mais ça reste difficile pour elle. La situation est fragile et à la moindre note de travers, la corde va se briser. Elle me demande si je porte le foulard. Mes doigts parcourent mes cheveux défaits et un nœud enserre mon cœur. La pluie bat contre la fenêtre du cabinet, d'où j'ai pris l'habitude de l'appeler. Non maman, je ne le porte plus.
« Je voudrais te parler de quelqu'un...
▬ Je dois te laisser, presse-t-elle et raccroche. Je pince les lèvres et pose tranquillement le combiné sur son socle. Je me lève et entrouvre la fenêtre, quitte à laisser entrer la pluie. Il vaut mieux entendre un peu d'eau, sentir une averse qu'être prisonnier d'un silence trop lourd de jugements. Je baisse le visage quelques instants, je vais sortir ce soir. J'attrape mon sac et y mets mes affaires à la hâte avant de fermer la fenêtre et sortir.

« Bonjour, maman.

Elle se met à respirer fort, comme à l'accoutumée. J'ai ouvert la fenêtre du salon et ai posé un coussin tout prêt pour écouter le chant de la pluie à l'extérieur. Camille m'encourage à acheter une télévision mais je n'aime pas les actualités, n'aime pas leur intrusion permanente dans la paix du présent. Derrière moi, le poste laisse échapper un air de guitare sans paroles. Le parfum d'une pièce de viande cuisinée dans la fin de journée flotte encore dans l'appartement. Je ne sais pas pourquoi j'y retourne, pourquoi je ne sais pas rompre ce lien-là qui m'enchaîne comme un esclave à son maître de jadis. Je tourne la salive dans ma bouche, ne sachant pas quels mots choisir.

▬ Tes cousins sont venus à Kobané, la semaine dernière. Je ne dis rien. Quand elle parle de mes cousins, elle fait allusion aux enfants de ses cousins à elle, de ceux de mon père. Mes seuls cousins furent les enfants de Mohamet et ils sont morts. Je ne les connais pas vraiment et ne garde pas un souvenir particulièrement agréable de nos dernières rencontres. Bacha poch, j'avais réussi à sympathiser un peu avec eux mais dès que le pantalon cédait la place à une robe, ils ne m'adressaient plus la parole. Je n'avais plus qu'à les écouter depuis la pièce voisine. Cette famille sexiste, j'avais eu envie d'y appartenir à un moment donné, j'aurais voulu être comme eux. Mais mon oncle qui était un homme plus sage avait le mérite de me ramener à la réalité. J'imagine bien qu'ils ont pu demander où je me trouve. J'espère qu'elle a dit que j'étais mort avec mes sœurs kurdes. Ce fut presque le cas. Je baisse le regard sur mes jambes dénudées.

«  Et que leur as-tu dit, maman ? demande-je, la voix chargée d'une crainte d'antan. Avec le recul, je peux dire en toute humilité que la peur de mourir m'a donné beaucoup de courage et que ce fut dans l'angoisse que toutes mes forces se sont révélées. J'ai marché plus que mes pieds pouvaient aller, j'ai sué plus que mon corps pouvait, je me suis débattu plus que mon corps ne pouvait supporter. À chaque épreuve, je tournais mon regard sur les étoiles et je priais pour que Allah m'aide ou m'accueille dignement, tel que j'étais. Je me souviendrai toujours du craquement que fait un nez qui se brise, le mien. Je n'ai jamais subi de brûlures, pas de lames froides, pas de tortures qui restaient mais c'était un combat dans lequel je n'avais pas les armes. Quand mon père serrait le poing, je n'espérais même pas qu'il sorte. Il venait me voir. Les bleus tardaient à apparaître mais il frappait n'importe où indifféremment. Quand la rage l'emportait, le visage prenait. Quand il se contenait, c'était n'importe où ailleurs. Je ne savais pas me défendre. Le matin, j'étais jeune. Le midi, j'étais trop doux, et le soir j'étais terrorisé. C'est au crépuscule que je me suis enfui.

▬ Que je... la vérité. Une main invisible sur mon épaule. Une main invisible contre ma gorge. Quelle vérité ? Je ne peux répondre immédiatement. Cette voix que j'affectionne – la mienne – reste bloquée. Aurait-elle eu l'intelligence, la gentillesse, de dire que cette fille-là n'existe pas, peut-être dire qu'elle est morte ? Partie dans le déshonneur général, morte dans l'indifférence, dans la honte absolue. Morte quand le bateau s'est renversé ? Morte de chagrin quand on a cru pouvoir abuser d'elle ? Morte de froid quand elle s'est assise sur le bord du trottoir en regardant les gens passer ? Morte de désespoir quand les reflets dans les vitrines lui renvoyaient une image qu'elle ne reconnaissait pas ?

Mais je savais que si la vie devait m'échapper, ce serait pour m'ouvrir la porte vers un ailleurs plus beau. Sinon, il ne tenait qu'à moi de continuer, encore et encore. L'orgueil n'est pas mon geôlier. Mais je ne sais pas pourquoi j'y retourne, pourquoi je ne sais pas rompre ce lien-là qui m'enchaîne comme un esclave à son maître de jadis.
«  Quelle vérité ?
▬ Je dois te laisser.